Carnets de voyage
Juillet-août 2006 La mouche sans raison Les sables du temps
Par Dominique Rocher Les Sables - d'Olonne, Tribunal de Grande Instance, place du Palais de Justice Vendrdi 25 avril 1997, 14h25 Bientôt six longues années que je me repassais le même film aux images rayées. Il y avait ce languide coucher de soleil, ce "carbet" en ruine au bord du Maroni, ces escadrilles d'insectes énormes, cette atmosphère saturuée d'humidité, ce méli-mélo d'odeurs putrides et cette énorme patte tendue qui s'ouvrait lentement, laissant apparaître une curieuse pépite étirée en lépidoptère miniature. Debout près de l'épave de sa pirogue modifiée en skiff, la maréchal des logis-chef Lemoine, taillé en colosse de Memnon, me livrait ainsi son indéchiffrable message. Le visage en sang, il regaganait ensuite son banc de nage pour, le geste large, tirer sur ses avirons et se noyer dans la lourde brume exhalée par le fleuve. "Cherchez et vous trouverez!" Telles vaient été ses évangéliques et ultimes paroles... Dés le lendemain, je dessaisissais l'incompétente gendarmerie au profit de la police et signait les commissions rogatoires par brassées. Mais, après six mois d'enquête, d'interrogatoires et de confrontations, je piétinais toujours. La Chancellerie finit par décréter la démobilisation générale. Insensible aux pressions de sa hiérarchie, Lemoine s'en tint mordicus à sa version des faits, savmment travestie. Ses chers Wayanas étaient blanchis, sa copine ethnologue relâchée et rien ni personne ne pouvait plus l'émouvoir. Scandaleuse obstruction qui ne lui valut - esprit de corps oblige - qu' un blâme et deux semaine d'arrêts de rigueur... C'est donc en catimini que je veillai, tenace, à ce que la Justice suivît son cours. Du moins jusqu'au vendredi 17 septembre 1992, date à laquelle on m'enjoignit de regagner, toutes affaires cessantes, la terre natale où m'était réservé, pour mon quarante-septième anniversaire, un placard de première classe... Après les villages indiens peuplés de touristes allemands : les Sables -d'Olonne et leurs plaisanciers, bananes sanglées sur leurs shorts! Trois ans à n'expédier que de banales procédures... Puis, au printemps 1995: coup de théâtre! Baladé au grè des mutations, Lemoine venait d'être promu à la tête d'une brigade placée, précisément sous ma juridiction. Quelques jours après son installation, je lui adressai une lettre de bienvenue dans laquelle je l'invitai à dîner. Par retour du courrier, et le plus aimablement du monde, le roublard déclina mon offre au prétexte que le passé, "comme le bon vin", ne gagnait rien à être remué. Mon féru d'homicides se refusant à tout compromis, je dus à regrêt, le condamner au purgatoire des contrôles routiers. Tôt ou tard, il finirait bien par craquer et accepter de démêler pour moi les fils d'une intrigue dont je n'avais su me dépêtrer. En attendant ce jour béni, je trompais mon vigilant ennui avec Abel Térien, mon nouveau greffier.Veuf fervent aux manies de vieux garçon, ce quasi sexagénaire avait raté le train de la modernité et traînait sur le quai avec son sténographe mécanqiue et ses papiers carbone. Une simple citation à comparaître, par lui besognée, valait son pesant de futurs antérieurs et d'imparfaits du subjonctif... Ce matin encore, la rituelle cérémonie d'ouverture du courrier s'annonçait sous les meilleurs auspices: souffre-douleur de précision, Abel térien avait pris soin de modifier son fuseau horaire afin d'être très exactement en retard de dix minutes sur le méridien du tribunal. Remettre les pendules à l'heure serait donc ma première récréation de la journée. - Térien! Pouvez-vous me rappeler le nom de cet appareil que vous portez au poignet gauche? - Une montre, Monsieur le Juge... - Pouvez-vous , je vous prie me la prêter un instant?... Bel objet notai-je, confisquant sa Seïko plaquée or. - Et parfaitement réglée à ce que je vois... - Un cadeau de ma défunte épouse, gémit-il, anticipant la suite. - Dommage que vous en ignoriez l'usage, déplorai-je avant de laisser choir la relique au fond d'un tiroir. - Vous devriez essayer une Swatch. Plus facile à manier pour un débutant! - Monsieur le Juge... - Oui, Térien? Un commentaire? - Non, Monsieur le Juge. Dominique Rocher La mouche sans raison Editions Publibook, Paris 2004 >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>> Extrait n°15 Copyright Dominique Rocher 2004
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