Consultant
Mai 2008
 
Interview : Diane Vaughan
Sociologue, Columbia University

Diane Vaughan est une sociologue américaine qui a consacré une bonne partie de son temps sur des sujets aussi différents que "Les tensions dans la vie privée " ou encore "La déviance dans les organisations ". Elle a attiré l'attention du public vers ses travaux lorsqu'en 1996 elle a publié The Challenger Launch Decision, un livre qui révélait une forme de "Normalisation de la déviance" au sein de la NASA qui devait aboutir au désastre de l'explosion de la navette Challenger en 1986.

 
Après le Crash d'une seconde navette, Columbia en 2003, Diane Vaughan fut invitée à rejoindre le CAIB, (Columbia Accident Investigation Board), soit encore la Commission d'investigation de l'accident de Columbia pour laquelle elle devait démontrer que l'administration spatiale n'avait pas su tirer profit du premier accident et que bien au contraire elle avait répliqué une tendance à l'acceptation des risques et au glissement vers une normalisation des opérations dangereuses. Connue pour des travaux hors norme allant des étapes clefs dans les relations personnelles (Uncoupling, 1986, un travail de recherche débuté en tant que thèse de doctorat) jusqu'aux déviances dans les organisations (Controlling Unlawful Organizational Behaviour, 1983, un livre écrit presque comme un roman policier dans lequel ses investigations sur le taux inusuel de prescription du tanquilisant Revco devait conduire à dévoiler des fausses facturations au sein du Welfare Department, le Ministère des affaires sociales américain), elle se concentre aujourd'hui, après les années les plus récentes consacrées à l'analyse des accidents de navettes spatiales, sur des sujets en relation avec le Contrôle du trafic aérien. Ancien Professeur du Boston College (Boston), elle est aujourd'hui Professeur de Sociologie et d'Affaires Publiques et Internationales à l'Université Columbia de New York, où elle nous reçoit pour cette entrevue. .


Diane Vaughan, merci pour cette interview à l'Université Columbia au cours du meeting annuel de l'AMCF. Dans le titre de l'une de vos publications vous indiquez que vous êtes devenue " Sociologue publique par accident "... Une plaisanterie en quelque sorte ?

Diane Vaughan : Ce qui est passé c'est que je suis devenue sociologue bien avant l'explosion des navettes spatiales. Mais ce que j'ai fait n'est pas ce que je m'attendais à faire. Au collège j'ai suivi " accidentellement " un cours de sociologie et j'y ai lu un livre écrit par William Foote Whyte intitulé " Street Corner Society ", [La société du coin de la rue, ouvrage dédié à la vie des émigrants italiens dans un district de Boston] et à la suite duquel se trouvait une longue annexe sur ses méthodes de recherche. J'ai trouvé tout cela fascinant. Et c'est ainsi que je me suis " embarquée " en sociologie et ce que je devais réaliser à Boston [pour Revco, la NASA etc..] ne fut rien d'autre que ce qu'il fit sur la communauté italienne. Je ne pouvais m'imaginer qu'il s'agissait là d'un travail car cela me semblait tellement amusant. Le titre du document auquel vous faites référence est " Public Sociologist by Accident " et décrit comment j'ai commencé à " amener ma recherche " en sciences sociale en dehors du milieu académique, rendant public mes résultats pour d'autres audiences. Quelque soit la situation où vous parlez de votre recherche en dehors du milieu académique, vous faite acte de " Sociologie publique ". Ainsi " Sociologue publique par accident " fait référence à 2 de mes travaux qui générèrent une grande attention de la part du public et m'amenèrent - de manière tout à fait inattendue - dans le domaine de la sociologie publique. L'un est sur Challenger, l'autre sur la séparation (Uncoupling).


"Amener vos recherches" en dehors du milieu académique. On comprend que certains sujets puissent venir du public et que la conclusion du travail de recherche doive retourner vers ce public. Quels peuvent bien être les principaux concepts que vous avez mis en avant et que vous essayez maintenant d'expliquer à un large public ?

Diane Vaughan : Je m'intéresse à la face cachée des organisations : comment les choses tournent mal - les erreurs (mistakes), les fautes (misconduct), les désastres. La recherche montre que les problèmes ne surgissent pas seulement des ratés individuels mais aussi des ruptures organisationnelles. La fin d'une relation en est un exemple, la relation privée étant la plus petite des organisations que nous pouvons construire. A partir de cette recherche, j'ai suivi, sur la base d'interviews, comment les relations en viennent à se briser. Cela m'est apparu comme une transition graduelle, pas une rupture soudaine, pour laquelle une des deux personnes commence à quitter la relation socialement et psychologiquement avant l'autre. Au moment où la personne qui va être délaissée réalise que quelque chose de dramatiquement sérieux est en cours, l'autre individu  s'est déjà éloigné de tant de manières différentes que la relation devient difficile à sauver. De la réponse du public à ce projet je devais réaliser que la sociologie a un message important à délivrer parce qu'elle peut expliquer comment les gens vivent leur vie et comment les organisations réalisent leur travail en montrant des schémas similaires. Pour illustrer cela je dirai que ce sont des concepts communs qui expliquent les fautes dans les organisations, la détérioration des relations intimes, les accidents et les désastres. Dans chacun de mes 3 livres, il y avait un schéma commun : une longue période d'incubation chargée de signes avant-coureurs (early warning signs) qui furent ou négligés, ou mal compris ou ignorés. Autre concept commun à tous les cas, la discrétion structurelle (structural secrecy), la normalisation de la déviance, des vu - pas vu, des signaux faibles, des signaux devenus routiniers.  Tout cela est commun aux ratés de toutes sortes. En tout premier lieu ce travail a introduit une idée selon laquelle la déviance peut se retrouvée normalisée dans toutes sortes d'organisations.
 

Ce qui nous place au cœur même de votre travail de recherche et nous laisse entrevoir votre contribution principale dans le domaine : la déviance et l’acceptation de la déviance. Pourriez-vous développer tout cela plus en avant pour nos lecteurs, pour la plupart concernés par le Conseil en Management ?

Diane Vaughan : Le cas de Challenger est un bon exemple.  A l’origine cela a parru être un simple cas individuel - concernant les managers de la NASA - qui sous la pression auraient violer certaines règles concernant les navettes afin de pouvoir tenir les délais de lancement. En fait c’est le manquement à certaines règles dans la poursuite des objectifs de l’organisation qui m’a semble-t-il  donné cette impression de conduite inappropriée. Mais après avoir plongé profondément dans la "doc", il est apparu que les managers n’avaient aucunement violé la moindre règle, mais s’étaient en fait conformés aux spécifications de la NASA. Après analyse, je réalisais que les gens se référaient à «d’autres règles» que les procédures régulières. Ils se conformaient aux besoins de l’agence à tenir ses délais, à des principes d’ingénierie sur la façon de décider des risques. Ces principes décidaient de ce qui est acceptable en terme de risque technologique pour les vols spatiaux. Nous avons découvert qu’ils pouvaient développer des règles qui se conformaient à des principes d’ingénierie de base les autorisant à accepter de plus en plus de risques. Ainsi ils installaient une normalisation sociale de la déviance, de telle sorte qu’une fois qu’ils acceptaient une première anomalie, ils continuaient à en accepter de plus en plus à chaque lancement. A leurs yeux cela n’apparaissait pas déviant. De leur point de vue, ils se conformaient à des principes d’ingénierie et d’organisation,  ça ce fut la grande [découverte].  J’en concluais qu’il s’agissait d’une erreur et non d’une faute.  


Une découverte en effet... mais au delà de cette «discovery » il y a eu Challenger et Columbia... Peut-on comparer les comportements observés à celui d’un conducteur qui le réservoir vide roulerait sur la réserve par exemple... « jusque là tout va bien » ?

Diane Vaughan : Oui. Vous avez réussi en prenant un peu de risque, vous n’avez pas failli, et dés lors à chaque fois vous prenez un peu plus de risque. Ce qui différencie la réalité de votre exemple du conducteur, c’est le rôle que l’organisation a joué tout au long de cette action dangereuse, car elle n’a pas arrêté de vous alerter.


Deviance, normalization de la deviance. Comment s’est matérialisé réellement la normalisation de la déviance dans le cas de la NASA ?

Diane Vaughan : La normalisation sociale de la déviance est-elle que les gens au sein de l’organisation deviennent tellement accoutumés au comportement déviant qu’ils ne le considèrent plus comme déviant, en dépit du fait qu’il dépassent largement leurs propres limites en terme de sécurité. Cela dit c’est un processus complexe comprenant une sorte d’acceptation organisationnelle. Les gens de l’extérieur voient la situation comme déviante alors que ceux de l’intérieur y sont habitués et ne la voit plus. Plus ils s’exécutent et plus ils deviennent accoutumés. Par exemple, dans le cas de Challenger il y avait un défaut dans la conception des fameux « joint toriques » (O'rings), bien qu’ils considéraient que par conception ces derniers ne seraient jamais endommagés. En fait il apparut qu’ils subissaient un dommage récurrent. La première fois que les joints toriques furent endommagés les ingénieurs trouvèrent une solution et décidèrent que le système de transport spatial pouvait voler moyennant un « risque acceptable ». La seconde fois qu’un dommage devait se produire, ils pensèrent que le problème venait d’ailleurs. Parce que dans leur esprit ils pensèrent avoir résolu ce nouveau problème, à nouveau ils devaient définir qu’il s’agissit là d’un risque acceptable et ne firent que  de surveiller le problème. Et comme il observaient de manière récurrente ce problème sans conséquences ils en vinrent au point de considérer que voler avec le défaut était normal et acceptable. Bien sûr , après l’accident, ils furent choqués et horrifiés lorsqu’ils virent ce qu’ils avaient fait.


Diane Vaughan
Diane Vaughan à son bureau à l’Université Columbia de New York


Vous venez de mentionner le problème des joints toriques pour Challenger (1986). Mais dans le rapport du CAIB de 2003 vous indiquez une situation similaire pour Columbia. Or les raisons technologiques sont cette fois-ci différentes. Dés lors de quelle similitude s’agit-il ?  

Diane Vaughan : Les causes des deux accident furent identiques. Dans l’un des cas ils ont volé avec des joints toriques qu’ils considéraient ne pas être un risque pour la sécurité des vols, et plus ils volèrent, plus ils démontrèrent que le problème n’avait pas de conséquences. Pour Columbia ils ont volé avec des débris de mousse qui venaient taper sur le bouclier thermique de la voilure de l’orbiteur [pendant la phase de décollage] ce qui devait lui enlever quelques tuiles de protection thermiques et plus ils observaient les chocs contre de tels débris plus ils considéraient qu’ils n’y avait pas de conséquences pour la sécurité. L’endommagement des tuiles fut ainsi considéré seulement comme un problème de maintenance. A chaque fois ils remplaçaient les tuiles réfractaires et c’était reparti pour voler à nouveau. Le résultat de tout cela fut qu’un jour au cours de sa rentrée dans l’atmosphère Columbia s’est brisée en mille morceaux... et les données de vol indiquaient que les chocs des débris de mousse contre la voilure au moment du lancement avait créé un large trou dans l’aile. La chaleur de la rentrée dès lors devait déclencher un feu conduisant la navette à se désintégrer. Ainsi, et comme je l’indiquais dans des articles et dans le rapport du CAIB, nous avons eu 2 situations techniques, très différentes en terme de technologies mais identiques en terme de normalisation sociale de la déviance. Exactement pareils: dans les deux cas il y a eu tout un historique de signes avant-coureurs qui furent mal interprétés ou ignorés jusqu'à ce qu’il ne soit trop tard.


Oui mais, ceci dit, le transport spatial est une occupation dangereuse et par ailleurs les statistiques sont connues pour être peu fiables dans le cas des « faibles nombres », et d’une certaine manière le nombre de lancements est faible comparativement au nombre de vols commerciaux... Aussi ne passons-nous pas des jugements sur des événements tragiques qui doivent immanquablement arriver de temps en temps... l’histoire de l’humanité ne donne-t-elle pas quelques évidences sur cette dramatique réalité ?

Diane Vaughan : Oui, vous nous faites observer là un point important. L’une des faiblesses de la NASA fût de traiter les vols spatiaux comme routiniers et opérationnels alors qu’en fait cela était et continuera à être expérimental. Les erreurs de la NASA, bien que rares, sont dramatiques et ont des conséquences politiques conséquentes, et coûtent au passage des milliards de dollars. Aussi il devient impérieux , pour de nombreuses raisons de comprendre se qui s’est passé. Le blâme ne vaut que pour la continuation du programme. Mais dans ces 2 accidents on trouve aussi des données qui laissent à penser que d’autres organisations peuvent aussi faillir pour les même raisons. Aussi il est clair que quelque chose peut être acquis sur la base de l’investigation des causes de ces accidents. Tout particulièrement l’idée du manquement à l’égard des signes avant-coureurs, mais tout aussi bien l’idée que les décisions des élites quant aux ressources et à l’atteinte des objectifs ont maintenu les collaborateurs au niveau le plus opérationnel à aller de l’avant, normalisant au passage les déviances les unes après les autres...


Les "Signes avant-courreurs"... voilà bien un concept que vous semblez affectionner... non pas qu’il apparaisse seulement dans " The Challenger Launch Decision " mais aussi de manière plus originelle dans votre publication  antérieure sur les séparations, "Uncoupling. Turning Points in Intimate Relationship". Quelques commentaires sur le sujet ?

Diane Vaughan : Si vous y réfléchissez bien, l’idée des signes avant-coureurs non pris en compte, des signaux faibles, ou encore des signaux routiniers qui sont purement et simplement ignorés, tout cela contribue à un résultat d’une grande dangerosité.  En 1978, le sociologue Barry Turner a écrit un livre dont le titre était " Man-Made Disasters, " (Désastres de main d'homme) dans lequel il examinait 85 accidents divers et démontrait qu’ils présentaient tous une longue période d’incubation avec des signes avant-coureurs qui n’avaient pas été pris au sérieux. Maintenant on peut lire aussi que dans cette dramatique fusillade qui a eu lieu  dans une école des Etats Unis, avant le moment où les étudiants ont commencé à venir à l’école avec des fusils, il y a eu de nombreux signaux montrant qu’ils étaient en colère, aliénés, et qu’ils préparaient une action dangereuse. Quand les Etats Unis ont été attaqués le 11 septembre 2001, l’ensemble du pays fût choqué et surpris. Mais la Commission d’Investigation du 9/11 devait découvrir que l’attaque terroriste avait été précédée par toute une histoire de signes avant-coureurs qui furent mal interprétés, voire ignorés. Que l’on considère les ratés dans les relations ou les attaques terroristes, l’ignorance de ce qui se joue est à l’origine organisationnelle et empêche toute tentative d’arrêter la catastrophe qui se met en place. Une distinction importante cependant entre les échecs dans les relations privées, l’explosion des navettes, les escroqueries en col blanc ou encore les attaques terroristes ce sont les politiques et les décisions des élites qui au sein d’organisations en mouvement fixent les problèmes.


Challenger a explosé en 1986 et vous avez publié en 1996, soit 9 à 10 ans plus tard.

Diane Vaughan : Cela m’a pris près de 9 ans pour en venir à la version finale. Lorsque j’ai commencé c’était sur la base du point de vue qu’il s’agissait d’une infraction (misconduct). Je me suis attachée à rechercher des " violations des règles ", mais je ne devais pas en trouver. En fait les ingénieurs se conformaient à des règles et ce faisant normalisaient la déviance. Après un an je dus tout jeter et tout reprendre à zéro. Ce fût un processus très long pour comprendre pourquoi et comment ils normalisaient la déviance. Je me suis basé sur un bon millier de documents déposés aux archives nationales par l’investigation gouvernementale. Beaucoup de ceux-ci étaient des documents d’ingénierie et des mémos. Réaliser les recherches impliquait d’apprendre l’ingénierie et d’acquérir le langage de la NASA. Dans le cas de Challenger il existe cette notion de « Niveaux de risques acceptables », entre autre. Ces derniers étaient appelés " niveaux de criticité " ( Criticality Levels). Toute pièce de la navette devait ainsi être classifiée à un niveau de criticité, ce qui implique une probabilité de faille. Idem pour Columbia. Les procédures d’évaluation du risque par la NASA étaient très compliquées. Et la réalité est que toute tentative qu’ils faisaient pour quantifier et clarifier les risques n’était pas d’un bien grand secours car il y avait des milliers de composants sur la navette. Au lieu de se révéler clarificateur ce fût plutôt écrasant - pour les ingénieurs et les managers de la NASA de faire toute cette évaluation des risques, de même que pour moi qui devait réaliser toute cette recherche !


Votre travail a-t-il été bien accueilli au moment de sa publication ?

Diane Vaughan : Oui, au delà de tout ce que j’aurai pu imaginer. " Challenger Launch Decision " fût publié pour le dixième anniversaire de l’accident de Challenger. Cette programmation lui apporta bien plus d’attention que si le livre avait été publié plus tôt. Le jour de l’anniversaire il fît l’objet de chroniques par plus de 40 journaux sur l’ensemble du territoire. On devait m'y créditer de pas mal d’inventions. I est vrai que c’ était un ouvrage épais, dense et très technique mais je n’avais jamais pensé qu’il puisse être lu par autant de gens. Je pensais qu’il ne se vendrait pas du tout. Quand j’avais publié " Uncoupling " (Séparation), auparavant, j’avais essayé de parler en langage clair et j’avais donné pas mal de conférences. Et à ce moment là je n’avais pas imaginé que le livre puisse être lu par tant de gens et qu’il puisse encore être lu. Avec "Challenger Launch Decision" j’essayais aussi d’écrire en langage clair , mais il impliquait un certain nombre de discours techniques. Aussi je fus encore plus surprise quant à l’accueil qui devait lui être fait, eu égard à sa longueur. Les media voulaient m’interviewer, et l’on m’a sollicitée à prêter conseil auprès de nombreuses compagnies et d’agences dont l’activité présente certains risques.  C’était très excitant.


Ceci devait-il être le début d’une nouvelle carrière ? Avec par exemple des clients des clients industriels ?

Diane Vaughan : Après la publication de " Challenger Launch Decision " le conseil m’a tenu occupée une année durant. Le premier mois après la publication je fûs sollicitée par des organisations qui percevaient qu’elles avaient des risques [non gérés] tels que l’US Force Services qui s’occupent des grands incendies. Ils étaient intéressés par un passage en revue de leur organisation, plutôt que de devoir blâmer les pompiers pour les erreurs commises. L’industrie nucléaire était elle aussi intéressée de même qu’IBM, le corps des sous-mariniers, les hôpitaux ce qui comprend les infirmières et les médecins. Je ressentais une responsabilité à répondre favorablement à leurs demandes, mais j’étais impatiente de pouvoir retourner à mes recherches. Je commençais alors un programme de recherche sur le contrôle du trafic aérien - il s’agit là d’une organisation où les gens sont entraînés à reconnaître des signaux d’alerte avant-coureurs et à régler les petites erreurs afin qu’elles ne deviennent pas des catastrophes.


Diane Vaughan
Diane Vaughan dans son bureau de l’Université Columbia de New York.


La grande armoire de classement noire emplie de dossiers pour le contrôle aérien qui se trouve juste derrière moi semble attester de la complexité de votre nouvelle activité de recherche sur le trafic aérien... pas mal d’années de travail en perspective j’imagine, comme pour Challenger. Peut-on dès lors conclure que la sociologie est plus lente que le diagnostic «habituel» tel qu’il est pratiqué par les consultants ?

Diane Vaughan : Comme je le disais , Challenger m’a pris 9 ans. C’est long. Aussi ce type d’investigation est-il loin des standards habituels, même pour de le recherche académique. Mais les données recueillis par le gouvernement étaient si extensives et techniques que cela devait prendre un temps exceptionnellement long. En tous cas pas typique de la recherche en sociologie. Beaucoup de sociologues prêtent conseil auprès du monde des affaires ou auprès des agences sur nombre de sujets. Et entre autre beaucoup de sociologues spécialisés dans le comportement des organisations travaillent dans des Business Schools.


Il semble toutefois que cela prenne plus de temps pour réaliser des investigations de manière sociologique (vol 800 de la TWA, passage à l’an 2000, cas Enron - Andersen ou encore l’analyse du crash du Concorde). Ceci pourrait-il empêcher les consultants d’intégrer une approche sociologique aux diagnostiques qu’ils réalisent pour les entreprises ?  

Diane Vaughan : Non. La leçon de base que les sociologues apportent c’est que l’organisation, cela compte. S’il y a des problèmes, la tendance des administrateurs d’entreprise ou d’agences publiques c’est de blâmer les individus. Or, ce sont les caractéristiques des organisations - cultures, structures, politiques, ressources économiques, leur présence ou leur absence, leur allocation ou non,  qui mettent la pression sur les individus de sorte qu’ils se comportent de manière déviante afin au bout du compte d’atteindre les objectifs que les organisations se sont fixés. Si vous voulez résoudre le problème, vous ne pouvez pas seulement renvoyer la personne responsable. Vous devez corriger l’organisation elle-même, sinon celui qui dans la suite prendra en charge le poste concerné subira la même pression. Et comme pour Columbia après Challenger le comportement pernicieux persistera.


Les médias après l’explosion de Columbia au cours de sa rentrée dans l’atmosphère semblaient assez satisfaits que vous ailliez «enfin » pu être intégrée au Comité d’investigation... Que peut-on dire sur ce point ?

Diane Vaughan : Après avoir publié " The Challenger Launch Decision " beaucoup d’organisations confrontées à des activités risquées m’avaient contacté. La NASA jamais.  Quand l’accident de Columbia se produisit, la publication du livre sur Challenger et la couverture media au moment de la parution firent de moi l’experte des accidents de navettes spatiales. Ainsi je faisais à nouveau de la sociologie publique. Je devais rencontrer dès lors, par téléphone ou au cours d’interviews télévisés de nombreux représentants des médias pour la seconde fois. Beaucoup d’entre eux avaient lu le livre, aussi ils recherchaient une explication organisationnelle. Quand le CAIB (Columbia Accident Investigation Board) fût créé pour enquêter sur l’accident, les auditions publique du CAIB furent télévisées et suivies par les médias. Je fus l’une des nombreuses personnes qui y furent appelées, et c’est seulement après cela que le CAIB m’a demandé de le rejoindre pour l’enquête comme pour la rédaction de son rapport. Mon travail de consultant auprès du CAIB devait ainsi limiter ce que je pourrais dire publiquement, mais je devais néanmoins continuer à agir envers eux en tant que référant (source).


Au bout du compte si nous ne devions garder qu’un seul concept extrait de votre travail de recherche, que pourrait-il bien être ?

Diane Vaughan : Ce n’est pas le résultat du travail que j’ai accompli qui est important mais la sociologie dans son ensemble, ses principes, ses méthodes. Nous y observons les événements et les aboutissements comme le résultat d’un comportement d’organisation et non pas comme celui du succès ou de l’échec d’individus. Les sociologues regardent les choses avec en tête les groupes, les organisations, les communautés, les classes sociales, ou encore les états qui peuvent expliquer les comportements individuels. Les gens aux USA de même que les courts de justice voient le monde comme le résultat d’échecs individuels. Ils pensent que si vous trouvez l’individu responsable, vous résoudrez tous les problèmes. Mais le problème c’est que si vous éliminez la personne responsable, de nouvelles viendront prendre le poste et les facteurs sociaux reproduirons exactement les comportements initiaux et répliqueront les problèmes. L’Amérique est une culture où la réussite individuelle est plus que tout. Nous considérons que si vous ne parvenez pas, vous êtes responsable de votre propre échec. Aussi regarder au delà de la responsabilité individuelle, rechercher ce qui se passe dans le contexte social, comment cela peut-il bien fonctionner, quelles sont les croyances, la culture commune, l’économie politique, etc... est quelque chose que nous, sociologues, pensons capable d'expliquer le comportement humain. Aussi il est important de cibler les causes réelles à la racine quand les choses vont mal, que nous parlions de relations, d'accidents de navettes ou d'attaques terroristes. Nous voulons savoir pourquoi les gens choisissent de prendre prennent les décisions qu'ils prennent. Quand il s'agit  d'erreurs organisationnelles, de mauvaises conduites, ou encore de désastre, le blâme généralement est porté sur les employés du niveau le plus bas et le middle management. Les blâmer se fait au profit de l'organisation. Cela écarte  l'attention qui pourrait être portée sur les administrateurs d'en haut, ceux qui prennent les décisions majeures sur les buts et les ressources qui affectent la culture de l'organisation, et retombent sur les travailleurs, affectant leurs actions J'appelle cela "l'effet de ruissellement" (Trickle down effect). Montrer le lien entre l'action des élites, telle qu'elle affecte les organisations, et les conséquences dramatiques [qui en résultent], modifie notre compréhension de ce qu'il convient de faire concernant la face cachée des organisations. Et ceci est au cœur même de la sociologie publique. [Quand bien même] il advient que cela soit démontré "par accident".

Propos recueillis par  Bertrand Villeret
Rédacteur en chef
ConsultingNewsLine


Version en anglais :
UK


Courts extraits  :

The Social Organisation of a Mistake

The Challenger disaster was an accident, the result of a mistake. What is important to remember from this case is not that individuals in organizations make mistakes, but that mistakes themselves are socialy organized and systematically produced. Contradicting the rational choice theory behind the hypothesis of managers as amoral calculations, the tragedy had systemic origins that transcended individuals, organization, time and geography. Its sources were neither extraordinary nor necessary peculiar to NASA, as the amoral calculator hypothesis would lead us to believe ? Instead, its origin were in routine and taken for granted aspects of organizational life that created a way of seeing that was simultaneously a way of not seeing.  The normalization of deviant joint performance is the answer to both questions  raised at the beginning of this book :  why did NASA continue to launch shuttles prior to 1986  with a design that was not performing as predicted ? Why was Challenger launched over the objection of engineers ?

From : The Challenger Launch Decision.  Risky Technology, Culture, and Deviance at NASA
Diane Vaughan, University of Chicago Press, 1996, Chap X, P 394



The trickle Down Effet, Policy Decisions, Risky Work and the Challenger Tragedy :  The Trickle-Down Effect
California Management Review, Vol 39, N°2, Winter 1997

Publication spécialement mise à la disposition des lecteurs de ConsultingNewsLine sous Pdf dans le cadre du présent interview par Diane Vaughan. Publié originalement par la california Management Review.
Reproduction interdite.


Pour en savoir plus :


Livres :

Uncoupling. Turning Points in intimate relationship
Diane Vaughan, Oxford University Press, 1986

Controlling Unlawful Organizational Behaviour
Diane Vaughan, University of Chicago Press, 1983

The Challenger Launch Decision.  Risky Technology, Culture, and Deviance at NASA
Diane Vaughan, University of Chicago Press, 1996.


Publications (liste restreinte) :

History as a Cause : Columbia and Challenger
CAIB Report Volume 1, Chapter 8, 195-201,  2003

Organizational rituals of risk and errors
Diane Vaughan, In Organizational Encounters with Risks,
Bridget Hutter & Michael Power Eds, New York and Cambridge,
Cambridge  University Press , 2004


Pour info :
www.columbia.edu/sociology/faculty/


Whoswoo :

Diane Vaughan
 


Vocabulaire sociologique :

Soit un peu des concepts de  Diane Vaughan

Transitions
Turning Points
Uncoupling
The Dark Side of Organizations
Organizational Deviance
Criminology of Organizations
Risk
Structural Secrecy
Culture of Risk
Ritual of Risks and Errors
Clean-up Work
Deviance
Normalization of Deviance
Regulation Failure



Images :
Image académique officielle : Courtoisie Diane Vaughan
Images extraites du film réalisé à Columbia University New York :
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