Carnets de voyage
 Décembre 2006 - janvier 2007
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Entrée en résistance
par Jean Noël Contensou


Certains élèves de troisième année, qui avaient déjà eu M. Roncat comme professeur et se sentaient autorisés à une certaine familiarité, lui demandèrent encore pourquoi dans ces conditions il enseignait dans une école d’ingénieurs. Il leur répondit qu’ils ne connaissaient ni son parcours ni ses charges de famille, et qu’il avait le droit de souffrir lui aussi ; peut-être avait-il sacrifié des situations bien plus avantageuses pour être fidèle à ses convictions ; et enseigner l’automatique dans une école d’ingénieurs pouvait parfois conduire à ouvrir les esprits de ceux qui avaient le courage de l’entendre, comme ce soir. Et il termina en riant, qu’il ne savait plus rien faire d’autre. Des élèves lui dirent que pour ce qui est de les faire souffrir il avait réussi, il leur mettait le moral à zéro ; d’autres au contraire le remercièrent d’avoir donné une expression plus claire à un malaise diffus et inexprimé. Pierre était de ceux-là. Les uns et les autres furent d’accord pour lui dire qu’il ne pouvait pas s’en aller comme ça tranquillement après avoir fait de tels dégâts. Et l’idée germa de prolonger la conférence par une discussion entre élèves, en organisant un forum sur Netenis, le réseau interne aux élèves. M. Roncat objecta que ce serait la pagaille. Mais un élève qui faisait partie du club réseau dit qu’il savait mettre en place un forum sous surveillance d’un modérateur ; chacun pouvait envoyer des messages à ce modérateur, qui les plaçait dans l’espace public du forum si tout allait bien, tandis que si le contenu était mal exprimé ou pas pertinent, il le faisait recommencer ou bien il le gardait en réserve, pour le replacer peut-être à un moment plus favorable. La seule difficulté serait de trouver ce modérateur, à la fois volontaire pour cette lourde tâche et accepté par tous. Roncat vit les regards se tourner vers lui. Il posa ses conditions, en disant qu’il acceptait ce rôle seulement si les messages envoyés étaient d’une bonne tenue, dans le fond il va sans dire, mais aussi dans la forme littéraire. Il expliqua que la facilité de dialogue par le moyen des forums sur le net était une satisfaction locale qui produisait chez lui une insatisfaction globale quant à l’élégance de l’expression, la politesse des échanges, le raffinement de la pensée. Et il était convaincu que, la forme finissant par réagir sur le fond, les gens deviendraient moins élégants, moins polis, moins raffinés, et quecela préparait carrément une dégradation de la civilisation. Par ailleurs il dit que bien entendu il ne se contenterait pas de faire passer les messages des élèves, il réclamait le droit d’en émettre lui aussi, pour orienter et ordonner la discussion. On parla un peu de tout ça et finalement tout le monde accepta. Il fut entendu que la conversation sur le réseau pourrait durer des semaines, que la liste des élèves pouvant y participer serait ouverte, mais pas n’importe
comment. Les élèves présents s’engagèrent à faire un peu de publicité à l’opération, mais seulement par le bouche-à-oreille plutôt qu’en vociférant dans des séances publiques ou par voie d’affiche ; en effet on présenterait à chaque candidat au forum le code de bonne conduite sur lequel on venait de s’accorder, et c’est seulement au vu de son sérieux qu’on lui fournirait le mot de passe d’accès. De cette façon on espérait éviter à M. Roncat une pollution du dialogue par les propos de plaisantins inoccupés et lâches ; parce qu’on avait aussi retenu l’idée que les élèves pourraient rester anonymes s’ils le souhaitaient, cela débloquerait peut-être quelques timidités et autres langues de bois. Et si ça dérivait, on changerait discrètement le mot de passe pour resserrer la liste des élèves vraiment intéressés. Tout paraissait acquis quand certains élèves, parmi les plus choqués par la conférence, firent valoir qu’il ne fallait pas obligatoirement orienter ce forum dans le sens du discours de M. Roncat ; tant mieux si des élèves participaient au forum sans avoir écouté cette conférence, ils pourraient apporter d’autres sons de cloche. Tout le monde fut d’accord, mais alors on prit conscience que si on n’avait plus ce fil directeur, il fallait explicitement en définir un autre sous peine de divagations. Rapidement on choisit d’appeler le forum « Ingénieur et humanisme ». Que mettre derrière ? Pendant que déjà certains élèves pressés s’éclipsaient, la plupart en promettant de participer, M. Roncat se mit au tableau, et après une discussion avec le noyau dur d’élèves restant, il finit par développer ce titre de la façon suivante:

- Aspect historique : quelle relation entre évolution technique et civilisation ?
   Facteurs positifs, négatifs ? Quel est l’élément moteur du changement : le
   progrès des idées ou celui des techniques ? Quels rapports entre science
   et technique ?

- Aspect géographique : quelle relation entre technique et développement,
  du  nord au sud, d’une civilisation à une autre ?

- Aspect environnemental : quel impact sur les ressources naturelles ?

- Aspect social, chez nous, aujourd’hui : quelles transformations se jouent
  sous nos yeux, dans l’entreprise, la ville, la vie sociale et familiale, où la
  technique a sa part de responsabilité ; facteurs positifs, facteurs négatifs.

- L’ingénieur et la politique. Pourquoi si peu d’ingénieurs en politique ?
  Quel rôle pour l’ingénieur « coincé » entre direction et syndicats ?
  Entre rentabilité et humanisme ? Ingénieur acteur ou passif ?
  Un mercenaire qui travaille à tout ce qui se vend ?

- Et quel est l’impact de la formation scientifique pour poser, résoudre les
  problèmes ? Avantages, inconvénients.

- Etc...

Un élève recopia ce texte sur un papier, en s’engageant à le transmettre par courriel à ses camarades. Heureusement un élève au tempérament inquisiteur avait noté le nom des présents. On s’accorda encore sur le fait que l’aspect environnemental était déjà assez rabâché dans les médias, pollution, effet de serre et compagnie, même si ça ne conduisait pas les gens à changer d’attitude, et qu’on dirait donc aux élèves de ne pas trop forcer sur ce sujet
s’ils n’avaient rien de nouveau à dire.

On se sépara ; le bouche à oreille fonctionna pendant une semaine pour diffuser ce texte et rameuter les candidats au forum ; Candide et Pierre en furent tout de suite, et entraînèrent ensuite Henry. Le club réseau organisa le site sur Netenis, et le dialogue put commencer. C’était le 23 février. Et cela dura un mois, jusqu’au 25 mars...


Ainsi s'achève le dernier extrait de l'ouvrage de Jean Noël Contensou
Candide jeune ingénieur fait de la résistantce, publié chez Publibook :

Candide

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