Carnets de voyage
Décembre 2006 - janvier 2007
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Fin de partie

par Jean Noël Contensou

Plus inconsciemment, à cause de la position de son père, Candide était atteint d’un sourd malaise quant aux relations entre ingénieurs et techniciens, telles qu’elles avaient été évoquées par M. Budet, et au fossé qui les séparait. Il croyait auparavant que c’était un fossé technique, le technicien étant moins compétent que l’ingénieur, il se demandait maintenant si ce n’était pas plutôt le contraire, le technicien devenant toujours plus expert dans son domaine, tandis que l’ingénieur papillonnait semble-t-il. Ce malaise devait prendre forme et émerger à sa conscience à l’occasion d’une conversation familiale, le dimanche suivant. Son père ne lui avait jamais beaucoup parlé de son propre métier de technicien, il respectait trop le travail qu’il avait eu à fournir en taupe pour ne pas l’ennuyer de considérations techniques visiblement très différentes. Mais petit à petit, à mesure que les mois passaient à l’ENIS, et ignorant le contenu des cours que suivait son fils, ce père se prit à imaginer que Candide était lentement en train d’atteindre la science supposée des ingénieurs qui dirigeaient son équipe et son entreprise, chefs d’un orchestre dont il n’était qu’un des instrumentistes. C’était d’ailleurs pour lui une fierté, ce sentiment que son fils le dépassait irrésistiblement, et Candide était assez subtil pour s’en rendre compte.

Aussi quand un dimanche son père lui demanda très naturellement quel modèle de trukystron on utilisait en général sur les radars de veille, il comprit qu’il n’y avait là nul piège, mais que son père lui posait simplement une vraie question, allant de celui qui ne sait pas vers celui qui sait, d’inférieur à supérieur.

Certes Candide savait ce qu’était un radar, comme tout un chacun qui lit de temps en temps le journal et même parfois « Science et Vie », mais à vrai dire il ne savait pas exactement comment ça marchait, ni ce qu’était un radar de veille, et il n’avait jamais entendu parler des trukystrons. Comme il avait déjà fait de gros progrès dans les jeux de rôle, il sut répondre habilement de façon à cacher son ignorance de fond et à faire attribuer sa méconnaissance à un accident dans le planning des cours, alors qu’il se doutait qu’il sortirait de son école en ne sachant presque rien des radars de veille ni des trukystrons ; il avait compris que l’ENIS avait trop d’ambition pour s’attarder à ce genre de détails. Il en saurait en tout cas beaucoup moins que son père qui côtoyait la technique du radar depuis des années. Il sut faire une réponse qui préservait le sentiment admiratif de son père, en le laissant pénétré de l’idée qu’il était difficile de progresser sur tous les sujets à la fois tant ils étaient pointus, et que s’il était encore faible en radar, il en savait certainement un bon bout sur le fonctionnement et la fabrication d’un ordinateur, d’une centrale nucléaire et d’autres merveilles techniques que son père, technicien spécialisé, méconnaîtrait définitivement.

Au sortir de ce bref dialogue, Candide se regarda dans la glace. Il eut la révélation qu’il ne « boxait plus » dans la même catégorie que son père. Il venait de le tromper. Il venait de le manipuler comme il avait compris que les ingénieurs devaient manipuler et flatter les techniciens, en leur faisant croire que leur travail est important et éternel, pour les sécuriser et les rendre plus efficaces. Cet événement apparemment insignifiant fut chez lui le catalyseur d’une foule de réflexions et de prises de distance. Candide comprit soudain dans quel monde vivait son père ; un monde technique stable et certain, où l’amour du travail bien fait l’assurait de progresser sans cesse, où toujours il y aurait de nouveaux équipements à mettre au point et des clients pour les acheter, de la même façon qu’il y avait toujours eu de la terre, des vaches, et des gens pour manger du pain et boire du lait, et faire vivre ainsi le grande-père agriculteur. De même qu’il y avait des terres plus ou moins riches, il y avait des strates de gens plus ou moins savants, faisant chacun à sa façon progresser sans cesse la machine ronde, et sa famille s’y élevait lentement ; elle avait monté la marche de la technique, Candide montait celle de la science. Son père ’imaginait s’inscrivant dans la même tradition de stabilité et de progrès perpétuel, dans un intérêt général universellement admis.

Si un jour il fallait abandonner l’étude des radars parce que les Coréens en feraient à des prix imbattables, c’est sur la tête de gens comme son père que le ciel tomberait, et ce serait à des gens comme lui Candide d’en arrêter l’étude et de lui annoncer, après des années de flatterie, que sa compétence était inutile.

Jean Noël Contensou
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Editions Publibook, Paris 2005


>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>   Extrait n°14


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