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Février 2006  
Sur l'affaire du porte-avions Clemenceau
Interview: Paul de Backer
Directeur Général du cabinet De Backer Ferrera Consulting

Paul de Backer a été Responsable de l’Environnement dans des groupes aussi variés que Solex ou encore Thomson. Consultant international au sein du cabinet qu’il a fondé, De Backer Ferrera Consulting, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont «le Management Vert» et «Les Indicateurs Financiers du Développement Durable». Pour les lecteurs de ConsultingNewsLine il analyse les divers aspects de l’affaire du porte- avions Clemenceau

Paul de Backer, le Clemenceau n’ira finalement pas en Inde pour son démantèlement. Qu’est-ce que toute cette affaire vous inspire en premier lieu?

Paul de Backer : Gâchis de l’argent du contribuable d’abord, gâchis de l’image de la France, gâchis de la crédibilité des généreux donateurs et sponsors – pas toujours désintéressés – des ONG "vainqueurs". Incompétence d’une administration, peu importe qu’il s’agisse de la Marine, des Domaines ou d’autres organismes de l'Etat qui n’ont jamais géré la désaffectation d’un grand bâtiment militaire (280 m sur 45m) autrement qu’en le vendant dans l’hémisphère Sud (Foch au Brésil), en le laissant rouiller à Toulon ou, bientôt, à Brest. La courte-vue, qui consiste à se débarrasser d’une épave à moindre coût, soutenue par un mécanisme d’appel d’offres diabolique, où les seuls critères d’attribution sont ceux du moins-disant. La manipulation, enfin, par des ONG en manque permanent de dons et de fonds désintéressés. La marine US immerge dans le golfe du Mexique ses navires en fin de vie, la marine britannique fait de même au large des Hébrides. D’un point de vue scientifique, une épave est un havre d’éclosion halieutique écologiquement justifiable. Pourquoi les ONG ne s’y sont jamais opposées, sauf lorsqu’il s’agissait de faire sombrer une plateforme Shell Off-Shore, au moment où les finances et les scandales de la plus importante d’entre elles menaçaient son existence même ?


Pouvez-vous nous rappeler l’historique de l’affaire du Clemenceau ?

Paul de Backer : Ceci sort du domaine de mes compétences. Comme citoyen, je constate que le périple Toulon-Espagne-Turquie-Toulon-canal de Suez-Inde-Cap de Bonne Espérance-Brest pourrait donner lieu à un film d’aventures assez captivant. Si le cinéaste est assez habile à monter tous les bouts d’actualités des cinq dernières années, il est assuré d’emporter un Oscar.


D’un point de vue technique on a parlé de dizaines de tonnes d’amiante perdues etc... Tout cela ne serait-il pas un simple prétexte?

Paul de Backer : Rappelons que l’amiante n’est avéré cancérigène qu’inhalé comme poudre. Cela pose indiscutablement un problème dans les vieux bâtiments, l’ensemble des navires construits avant 1985, dû à l’érosion et aux dispersions lors de travaux de maintenance et de grand nettoyage. Je ne rentrerai pas dans la polémique du nombre de tonnes enlevées ou non. Le problème se situe en amont, à savoir le manque total de planification du "Cycle de Vie" et de son devenir d’un bâtiment maritime qui a été habité par 1 300 personnes pendant des années, c’est-à-dire l’équivalent de la moyenne de l’une de nos 36 000 communes de France. Du point de vue technique, il aurait été nécessaire de prévoir la fin de vie de l’ensemble, non seulement du navire, mais aussi de tous les services terrestres qui y étaient associés. Pourquoi ne pas avoir prévu le démantèlement dès la mise en cale? J’espère qu’on l’aura fait pour le Charles de Gaulle, mais j’ai des doutes.


Derrière les détails de l’affaire s’inscrivent certainement des contraintes plus générales?

Paul de Backer : Les médias (et l’opinion publique qu’ils façonnent dans les démocraties) sont obnubilés par les Lobbys industriels qui seraient derrière les désastres environnementaux. La vérité est à la fois plus simple et plus grave : il s’agit tout simplement de bêtise. Et surtout de la maladie de «comptabilitite  aiguë», pandémie qui s’est propagée dans le monde entier depuis bientôt deux générations. La "comptabilitite aiguë" est une maladie dont souffre tout gestionnaire, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Les symptômes de la maladie sont toujours les mêmes :

1. l’intelligence se rétrécit à l’ici et maintenant.

2. Qu’on soit ingénieur, physicien, mathématicien, historien ou simplement citoyen, nous recourons tous à des appels d’offres dont les moins disant en termes comptables sont les gagnants.

Les résultats de cette pandémie s’appellent Exxon-Valdez (un seul capitaine ivre, parce que deux coûtait comptablement trop cher dans l’immédiat), Erika (navire à simple coque, refusé par les autres Majors du pétrole, mais tellement moins cher aux yeux du service achats), Amoco-Cadiz (un remorqueur en haute mer coûte beaucoup trop cher).

3. Le risque, qui partout ailleurs fait partie de toute assurance civile, n’est jamais comptabilisé dans cette folie de "comptabilitite aiguë".


Au delà du mal sous-jascent que vous révélez, quelles peuvent être les leçons d’un fisco comme celui du Clemenceau?

Paul de Backer : Il est à espérer que cette extraordinaire et coûteuse pantalonnade donne à réfléchir et à légiférer sur trois aspects et à générer au moins un chantier industriel européen:

1    Construire un bâtiment maritime sans calculer la trajectoire de sa vie et le coût de sa déconstruction doit être proscrit une fois pour toutes.

Le budget d’un tel monument ne comportera désormais pas seulement sa construction, la maintenance, son équipage mais aussi son recyclage ultime. Les lois de finances annuelles concernant la marine devraient en tenir compte.

2    La déconstruction des grands bâtiments – militaires et civils – n’est sujette a aucune réglementation nationale et/ou européenne. Avec 2000 navires à déclasser par an, il paraît évident que l’Union européenne pourrait disposer de deux ou trois, voire quatre chantiers spécialisés en France, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Italie entre autres.

3    En matière de bateaux obsolètes, comme dans tous les autres domaines, l’Union européenne doit arrêter d’exporter ses problèmes à l’extérieur.

Vendre le "Foch" au Brésil est une façon de se débarrasser d’un problème embarrassant.

Mais n’oublions pas que lors de la guerre des Malouines, le croiseur argentin "Belgrano", avec 800 marins à bord, a été coulé par un sous-marin nucléaire britannique, qui connaissait parfaitement sa cible, étant donné que le Belgrano était un croiseur britannique déclassé et vendu aux généraux argentins.


Les américains utilisent leurs anciens porte-avions comme des musées (Cf. New York), n’y avait-il pas une fin plus glorieuse pour un navire de guerre que de finir découpé sur une plage du sous-continent indien? Devra-t-il rouiller encore un temps comme le paquebot France sous un autre nom?

Paul de Backer : Le problème n’est pas de maintenir sous cloche les 2 000 bateaux par an en fin de cycle de vie. Le problème est d’envisager dès le départ, y compris dans les provisions de comptes d’exploitation, la déconstruction et le recyclage. Que l’on transforme quelques-unes de ces épaves en musée, pourquoi pas? Mais déjà le Clemenceau ne peut pas retourner à Toulon, faute de place. Vous vous imaginez l’embouteillage mondial de navires désarmés? Pour en avoir une petite idée, il suffit d’aller voir la flotte nucléaire russe qui rouille à Mourmansk.


Le Développement Durable est votre Credo. Comment toute cette affaire aurait-elle du être gérée selon vous?

Paul de Backer : Le développement durable, en matière maritime comme dans les autres domaines, n’est pas un Credo, c’est une nécessité économique, sociale et financière. Avec l’argent du contribuable français dépensé avec la pantalonnade du Clemenceau, on aurait pu construire l’un des sites de déconstruction de proximité en Europe (Méditerranée, Mer du Nord, Baltique) qui auront une activité pérenne.


Au delà de ces aspects opérationnels n’existe-t-il pas, à la base, un aspect stratégique qui serait une erreur d’appréciation de la France envers la montée des pays émergeants qui apparaît au travers d’affaires comme Arcelor et le Clemenceau?

Paul de Backer : Le fantasme des pays émergeants, qui voleraient le pain de la bouche des enfants bien de chez nous est plus qu’éculé. Quel industriel, quel investisseur, quel producteur ne se réjouit pas de voir l’émergence de trois milliards de consommateurs potentiels? Il faut être européocentriste, version XIXe siècle, pour avoir peur de ce formidable essor de l’économie planétaire. Envoyer le Clemenceau se faire déconstruire en Inde était une bourde financière, économique, diplomatique, de communication, mais cela n’enlève en rien l’avènement inévitable et souhaitable d’une économie planétaire.


Une planète qui n'applique pas forcément les règles environnementales les plus idéales. La France s’est dotée d’outils législatifs et normatifs que le reste du monde n’a pas. Devra-t-on cultiver ces avantages?

Paul de Backer : Il est vrai que le cadre normatif français du RSE (Rapport  Social et Environnemental applicable aux entreprises cotées en bourse) est une première mondiale, comparable à l’obligation de la publication des comptes financiers sous le New Deal de Franklin Roosevelt aux Etats-Unis (1936). Mais la RSE ne s’applique pas aux activités économiques militaires, ni à celles des domaines. Qui plus est, elle n’est pas fondée sur un référentiel, qui pourrait être le guide de tout gestionnaire responsable.


En conclusion, Paul de Backer, quelle leçon peut-on retenir de cette triste affaire, pour la France, pour l’Europe et au bout du compte pour les entreprises et ceux qui les conseillent?

Paul de Backer : L’une des leçons que j’ai retenue de mes trois mentors en politique, Thucydide, Charles de Gaulle et Churchill, c’est qu’il faut savoir sortir d’une débâcle par le haut. L’Europe est un continent maritime qui s’ignore. Le trafic maritime, la gestion concertée des ports, la gestion responsable des mers, la responsabilité des vaisseaux en fin de vie, la responsabilité sociale et les droits sociaux des travailleurs de la mer sont autant de sujets que l’opposition d’intérêts corporatistes et régionaux bloquent. Je le répète Il est indispensable de créer en Europe une chaîne de trois à quatre sites "Cradle to Tomb" (du berceau au tombeau) de navires de grande envergure, capables de recevoir des bâtiments non seulement amiantés, mais éventuellement à réacteurs nucléaires, à simple coque de pétroliers, etc... Cette vision de l’avenir maritime de l’Europe n’est pas une chimère, mais une nécessité qui s’imposera de gré ou de force aux politiques


Propos recueillis par Bertrand Villeret
Rédacteur en chef, ConsultingNewsLine


Pour info :
pauldebacker@dbfconsulting.com
www.dbfconsulting.com

Livre :
Les Indicateurs financiers du développement durable

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Paul de Backer Paul de Backer :
Le gâchis,
 l’incompétence,
 la courte vue,
 et la manipulation

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