L'invité  de la rédaction
Sept-Oct 2005  

Dossier spécial:  Intelligence Economique

Interview: Alain Juillet
Haut Responsable chargé de l'Intelligence Economique
Créée fin 2003 par le Premier Ministre Jean Pierre Rafarin, la Mission d’Intelligence Economique a pour but de définir et de coordonner concrètement la politique  d’intelligence économique du Gouvernement au service de toutes les entreprises françaises. Elle est mise en place sous l’impulsion d’Alain Juillet, Haut Responsable chargé de l’Intelligence Economique au Secrétariat Général de la Défense Nationale, dont la mission a été confirmée par l’actuel Premier Ministre Dominique de Villepin. Il nous reçoit dans ses bureaux, avenue de La Tour Maubourg

Alain Juillet, vous êtes un ancien de la DGSE et à ce titre un "grand spécialiste" de l’information. Aujourd’hui la presse vous identifie comme "homme" de l’Intelligence Economique en France. De quoi s’agit-il et pourquoi cette politique?

Alain Juillet :  Je ne sais pas si je suis le spécialiste que vous décrivez car plus j’avance et plus je constate que je sais bien peu de choses comme disait le philosophe. Il est néanmoins vrai que mon expérience du monde et des techniques du renseignement et de l’entreprise me facilitent la compréhension de la problèmatique. Ceci étant l’Etat se mobilise aujourd’hui à la suite d’un constat : tous les Etats performants mettent en place ou utilisent l’Intelligence Economique. Alors que cette approche est pratiquée couramment aux Etats Unis, au Japon, en Angleterre, en Chine , ou en Scandinavie, on s’est aperçu que nous prenions du retard car la quasi totalité des entreprises françaises n’avaient pas vu l’intérêt de la démarche. Il était indispensable de réagir et seul l’Etat avait la capacité de le faire rapidement en mobilisant toutes les énergies nécessaires. Il est ici pleinement dans son rôle de guide et de précurseur au service de la communauté des entreprises et des citoyens.


Donc, clairement, dans le tissu économique français il existerait un déficit d’Intelligence Economique?

Alain Juillet : Indiscutablement et c’est pourquoi nous sommes là. La France est un pays fait d’individualités brillantes pour qui la détention d’une information est un moyen de pouvoir. Or la mondialisation qui implique de comprendre tout l’environnement pour en détecter les menaces et les opportunités quasiment en temps réel nous oblige à changer nos méthodes. La collecte de l’information directement ou par des moyens techniques doit être assurée collectivement. Ce n’est plus la mono information qui compte mais la synthèse et la diffusion des informations reçues et exploitées dans un délai le plus réduit possible. Depuis les trois mousquetaires, qui d’ailleurs étaient quatre, nous savons que l’union fait la force mais le complexe du village gaulois cher  à Astérix nous freine dans sa mise en pratique. C’est pourquoi l’Etat se doit d’intervenir pour orienter, ouvrir les chantiers et mobiliser tous les acteurs concernés. Il devait le faire d’autant plus vite que nous risquions de prendre du retard par rapport à nos voisins alors qu’il s’agit d’un moyen reconnu d’accroissement de la compétitivité. C’était d’autant plus dommage qu’à part les pays précurseurs nous étions pas mal placé grâce aux travaux initiés dès 1996 par des pionniers comme Henri Martre, Bernard Esambert, les préfets Pautrat et Gérard, le président Guillaumot, Philippe Clerc et quelques universitaires de talent. Tout le problème était de passer à la pratique et il faut bien reconnaître qu’au moment où le Premier Ministre a demandé au député Bernard Carayon de faire un rapport sur le sujet on n’avait guère réussi, en dépit des efforts de beaucoup, à transformer le concept en réalité. Mais le succès que nous commençons à entrevoir montre que tous ses efforts n’avaient pas été faits en vain : à force de labourer le terreau était bien préparé. La sensibilisation menée tambour battant sur le terrain, l’implication du gouvernement à commencer par Nicholas Sarkozy et Dominique de Villepin comme ministres de l’intérieur et de Michèle Alliot Marie pour les industries de défense, la mobilisation des préfets dans le cadre de l’intelligence territoriale ou des ambassades avec les comités d’intelligence économique, ont beaucoup contribué à la prise de conscience. Par ailleurs les plus dubitatifs ont découvert que les entreprises les plus performantes du CAC 40 avaient déjà mis en place de manière discrète pour ne pas attirer l’attention des concurrents des structures d’intelligence économique. Le vrai problème était de trouver la formule pour que les autres entreprises, ces 2.300.000 TPE/PME/PMI qui forment le tissu industriel de la France et son principal employeur s’approprient la démarche. C’est dans esprit que le Premier ministre a décidé de créer la mission pour laquelle le Président de la république m’a fait l’honneur de me désigner. Comme vous le comprenez et selon les termes du décret fondateur il s’agit d’identifier ce que font les administrations, de le coordonner, d’identifier les failles du dispositif et de faire des propositions pour les combler. C’est un véritable partenariat public privé où chacun a un rôle qu’il est le seul à pouvoir jouer dans une recherche commune d’efficacité maximale afin que nos entreprises aient les moyens de lutter à armes égales avec leurs concurrents.


Quelles sont  les mesures qui ont été prises ?

Alain Juillet : Pour réaliser la sensibilisation générale de nos concitoyens il a fallu commencer par créer une définition consensuelle de l’intelligence économique puis un référentiel de formation pour unifier et coordonner le contenu des divers enseignements. Par ailleurs une des priorités de la politique publique d’intelligence économique décidée par le gouvernement est le développement de sa dimension territoriale par un appui direct aux PME/PMI. Il s’agit de les sensibiliser , de les former, et de les aider. A cette fin il a été mené une expérimentation pendant un an et demi dans neuf régions pilotes et son extension à l’ensemble du territoire national sera terminée à la fin de cette année. L’organisation régionale est sous la direction des Préfets qui la pilote à travers un comité régional d’intelligence économique qui regroupe tous les acteurs des administrations, des organisations consulaires et des collectivités locales. Parmi les travaux en cours nous mettons en place avec l’aide des services et directions concernés, à partir des quinze secteurs stratégiques et des cent vingt technologies clés identifiées un fichier national de suivi des entreprises sensibles. Il faut pouvoir anticiper et être prêt à intervenir pour les aider à défendre leurs technologies. Nous travaillons également sur les programmes de formations initiales et continues et à des techniques de sensibilisation directe des entreprises par des démonstrations adaptées aux spécificités de chacun. Nous nous impliquons dans la mise au point et le développement de portails permettant d’utiliser les informations disponibles au niveau de l’Etat et de sélectionner celles qui sont utiles à destination des PME/PMI. Nous sommes partie prenante dans les pôles de compétitivité puisqu’une partie de leur efficacité repose sur le traitement de l’information acquise en utilisant nos méthodes. Nous travaillons sur des améliorations de textes législatifs, dans le respect des règles européennes pour être plus précis et adapter certaines nos lois aux réalités d’aujourd’hui. C’est particulièrement vrai pour le contrôle des investissements étrangers ou la fixation des normes. Il ne s’agit pas de faire du protectionnisme mais de veiller à ce que nos entreprises ne soient pas défavorisées par rapports aux concurrents étrangers sur notre territoire et dans leurs pays. C’est ce qu’on appelle le droit de réciprocité.  Je pourrai également vous parler du soutien financier aux jeunes entreprises qui est un élément de leur réussite ou encourage à la délocalisation ou à la cession quand le système est défaillant. Tout ceci se met en place progressivement et nous en verrons peu à peu les résultats. Il faut être conscient que Rome ne s’est pas faite en un jour et qu’au delà des insatisfactions légitimes de ceux qui trouvent que cela ne va jamais assez vite, un énorme travail est réalisé par l’ensemble des administrations en liaison avec leurs partenaires du monde de l’entreprise. Certes tout n’est pas parfait mais cette capacité de mobilisation est la meilleure des réponses aux Cassandres du déclin. 


La crainte de perdre la propriété des entreprises et des technologies semble forte au sein de l’Etat. Un colloque est même prévu sur ce thème à l’Assemblée nationale. Pourtant dans les cas extrêmes les Français passent pour avoir de "bons Services Secrets".

Alain Juillet : En renseignement géopolitique, militaire ou policier la France a souvent montré, y compris récemment, des capacités opérationnelles dont elle n’avait pas à rougir. Avec de faibles moyens, mais cette aptitude latine reconnue pour le renseignement humain  nous avons parfois su cerner la vérité mieux que beaucoup d’autres. Depuis Colbert, en dehors de la période précédant la première guerre mondiale, l’économique a rarement été considéré comme une priorité nationale dans le renseignement. Il y a 25 ans, si l’on en croit certains responsables de l’époque,  il y a eu une tentative volontariste qui s’est soldée par quelques «histoires» d’espionnages dans lesquelles des gens se sont faits accuser d’avoir recherché des informations dans des entreprises étrangères. Depuis certains adeptes du devoir de mémoire accusent les Français d’être redoutables ce qui est un moyen pratique de faire oublier leurs propres turpitudes. Tout ceci relève des méthodes classiques de la désinformation et de la manipulation dans lesquelles on crée de toutes pièces un empire du mal pour se présenter comme le chevalier blanc. J’aime bien Star Wars mais je n’oublie jamais que c’est du cinéma. Les problèmes d’Intelligence Economique liés à la propriété et aux contrefaçons des technologies, les risques que font courir les investissements étrangers non contrôlés sur des activités sensibles et la délocalisation des laboratoires de recherche, le débauchage de chercheurs dans les hautes technologies sont par contre beaucoup plus quotidiens et beaucoup plus redoutables. C’est cela  qui nous préoccupe et contre quoi nous devons lutter. Il ne s’agit pas de mettre en place des barrières protectionnistes rétrogrades et même dépassées mais de définir des règles du jeu claires comme ceci existe dans tous les grands pays à commencer par les Etats-Unis. Nous faisons partie de la zone la plus libérale du monde et les lois européennes sont là pour nous rappeler que nous devons le rester par la volonté de tous. Mais ceci n’empêche pas le réalisme et n’oblige pas à la naïveté. Il s’agit de défendre l’emploi futur et l’avenir de nos enfants.


De l’espionnage à l’IE il y aurait donc une certaine distance. Mais les compétences de l’Etat dans le domaine de la « sûreté » sont de nature à justifier que l’Intelligence Economique soit un « attribut de l’Etat ». Quel est votre point de vue?

Alain Juillet : Permettez moi tout d’abord de rappeler que l’intelligence économique ne concerne et ne se pratique que dans le cadre d’activités légales. Pourquoi prendre des risques insensés alors que 85 à 95% de l’information est disponible si on sait comment la chercher.  Comme je vous l’ai dit si l’Etat s’est mobilisé c’est parce que les entreprises ne l’avait pas fait en temps voulu et qu’il fallait impulser et mobiliser notre industrie sous peine de perdre progressivement pied dans la compétition internationale. Dans le fond c’est toujours le même problème, à l’inverse des anglo-saxons et à quelques rares exceptions près, nos concitoyens attendent que l’Etat fasse le premier pas. Souvenez vous les années 60 quand on disait «  les Français ne parlent pas de langues étrangères et n’aiment pas travailler à l’International ». L’Etat a pris les choses en main car lui seul est capable d’organiser une révolution culturelle quand il en a la volonté. On a créé la COFACE, les postes d’Expansion Economiques, on a développé la pratique des langues et nous sous sommes retrouvés en vingt ans dans le peloton de tête des exportateurs mondiaux avec un système considéré comme un des plus performants. Les mêmes autoflagellants disent aujourd’hui « Les entreprises ne savent pas faire de veille ». L’Etat va donc les aider à être plus performantes. Compte tenu de ce que vient de vous dire sur l’exportation et la volonté exprimée unanimement par les plus hauts représentants du gouvernement de développer la pratique de l’intelligence économique vous comprendrez que je sois optimiste. Au delà je me réjouis à titre personnel de voir que cette politique volontariste va peut être nous permettre de sortir d’un blocage culturel qui nous a déjà fait beaucoup de tort : le colbertisme. Cette séparation entre les gens de robe et d’épée au service de l’Etat et les marchands au service de l’argent, ce fossé artificiel entre l’Etat et les Entreprises est aujourd’hui totalement dépassé par la réalité des faits. Chacun a plein de choses à apprendre de l’autre afin que les deux parties puissent s’enrichir de leurs différences comme disait le poète. Dans cette véritable « mutation » de la société que certains qualifient de post libérale par les révisions qu’elle impose les entreprises ne peuvent plus se positionner dans leur domaine sans pratiquer l’intelligence économique or les petites et moyennes ne peuvent y arriver sans le soutien de l’Etat, des collectivités locales et des organisations consulaires.


Ceci dit il existerait une tradition française consistant à « ne pas copier à l’identique ». D’un autre côté la France est aussi un pays de « modes ». C’est contradictoire. Quel point de vue doit-on adopter sur l’intelligence économique? 

Alain Juillet : Par son exigence de partage de l’information et de travail de recueil et de diffusion collectif, l’intelligence économique peut être assimilée à une révolution culturelle dans un pays comme le nôtre. De plus l’évolution des relations internationales politique et commerciale a bouleversé la donne. Le fait que l’on peut être en même temps ami et concurrent ou ennemi et partenaire a cassé les schémas traditionnels fait de respect mutuel spontané ou imposé. Les grands pays européens, telle l’Angleterre avec son empire, avaient leurs zones d’influence et de commerce où tout était plus ou moins contrôlé. Aujourd’hui dans la concurrence exacerbée qui caractérise ce début de siècle au point que certains l’appellent guerre économique, chacun veut sa part du gâteau. A cette fin tout est bon : on utilise les alliances, les contre alliances, les partenariats à durée limitée, les formations universitaires de l’ami-adversaire, les transferts de technologies, la copie, jusqu’aux méthodes illégales du piratage de données, de la contrefaçon et de l’espionnage industriel. Une chose est claire : il faut nous adapter car nous ne sommes plus les seuls dans un monde à notre image. L’échange à fleuret moucheté est devenu combat pour la survie ou le développement rapide.  Dans cette situation il faut savoir tirer parti de ses spécificités, de ses avantages concurrentiels en utilisant ce que nous avons appris de notre propre histoire et de notre expérience. Il est donc normal et souhaitable qu’un concept international comme l’intelligence économique puisse être adapté à nos méthodes et à notre culture. Loin de nous pénaliser ceci nous apporte un plus : ce supplément d’âme cher à Bergson qui fait qu’un vieux peuple trouve toujours en lui même des ressources insoupçonnées par les autres car elles viennent du fond d’une histoire qui n’appartient qu’à lui.     


Donc l’Intelligence Economique serait une impérieuse nécessité. De là à déterminer un  rôle régalien pour l’Etat, il y a peut-être un pas? 

Alain Juillet : Comme vous l’avez compris on est loin d’une énième mode, d’un nouvel avatar sur le marché des techniques de management. L’intelligence économique , cette fille de la mondialisation et des nouvelles technologies est sans doute à ce début de siècle ce qu’à été le marketing dans les années 60 quand Kotler en a formulé les bases opérationnelles. Chacun comprend comme le disait si bien Napoléon que dans la compétition actuelle « se faire battre est excusable  mais se faire surprendre est impardonnable ».
Sur le territoire de cette nouvelle frontière qui s’ouvre aux pionniers de la conquête commerciale du monde le rôle de l’Etat c’est d’être le passeur. Il n’a pas à se substituer mais à sensibiliser , à donner les clefs à ceux qui les cherchent, à organiser des formations adaptées aux besoins spécifiques des uns et des autres, à synthétiser et à apporter l’information disponible recueillie par ses propres réseaux à ceux qui ne peuvent pas l’obtenir par suite de leur taille ou de leur organisation insuffisante, à veiller enfin à ce que chacun respecte les règles du jeu. Il doit assurer ce rôle le temps que les entreprises s’approprient la démarche, puis ensuite se retirer sur ses domaines régaliens tels que définis par le traité de Rome.


Comment l’Etat peut-il réaliser cela sans se substituer aux entreprises privées?

Alain Juillet :  L’Etat dispose de nombreuses données par ses administrations. Il est normal que nos concitoyens puissent en bénéficier pour leur développement et ceci ne gène en rien les activités des entreprises privées puisqu’il s’agit de fournir des informations que les autres n’ont pas.   On en a un bon exemple avec Ubifrance qui fait la synthèse entre le commerce extérieur et les postes d’expansion économique dans les ambassades. En réalité le problème majeur auquel nous sommes confrontés c’est d’identifier tout ce qui existe dans les administrations et de voir comment l’interfacer ou pour le moins comment en permettre une utilisation rationnelle à tous ceux qui en ont l’utilité. Le problème c’est de regrouper l’information éparse et de la positionner sur un site où l’on peut la trouver. C’est difficile dans un  pays où l’on a tendance à garder l’info pour garder le pouvoir. Tout notre problème c’est de faire changer de logique en démontrant que dans un monde de surabondance d’information et de désinformation seule la synthèse d’informations recoupées a une véritable valeur sous réserve d’être diffusée très rapidement à tous ceux qui ont un intérêt à en connaître. C’est cette approche considérée comme normale qui fait la force des anglo-saxons et des asiatiques qui sont habitués à travailler plus collectivement. C’est évidemment beaucoup plus difficile pour les judéo-chrétiens individualistes du sud de l’Europe.


Comment peut-on gérer les transferts d’info alors qu’une partie est dans le domaine public, une autre de l’ordre du privé et qu’enfin il existe celle de l’ordre de la sécurité nationale et qui doit être sous le contrôle de l’Etat?

Alain Juillet : En France l’intelligence économique ne travaille que sur des informations acquises légalement et existant dans le privé et dans le public. Pouvant être diffusées elles suffisent largement pour pouvoir travailler efficacement. Le problème des informations relevant de la sécurité nationale et de l’ordre public est différent dans la mesure où il s’agit de domaines très sensibles dans lesquels l’Etat doit veiller à protéger l’information et éviter qu’elle ne tombe entre des mains pouvant en faire mauvais usage. Dans ce cadre rentre également le petit nombre d’informations classifiées dont la diffusion peut mettre en péril une activité, une entreprise, ou un service de l’Etat. L’Etat n’a pas vocation à s’occuper de tout, mais chacun doit comprendre que lorsqu’il s’agit d’activités sensibles tout doit être contrôlé dans l’intérêt général et ceci concerne aussi bien la sécurité intérieure qu’extérieure. Il faut être conscient que certaines informations mises sur internet peuvent aboutir à des catastrophes ou inciter des fanatiques à des actes inadmissibles et que c’est le rôle des services de renseignement de détecter ce genre de pratiques et de lutter contre ces formes de délinquance. Permettez moi d’ajouter qu’il ne faut pas confondre la veille pratiquée par le technicien en intelligence économique qui va lui permettre de détecter des signaux faibles qu’il va recouper avec d’autres informations ouvertes, et le travail de l’officier de renseignement ou du policier qui a d’autres objectifs et dont les résultats sont réservés aux services de l’Etat. Ce sont ces derniers qui entre autres missions doivent veiller à ce que les premiers à force de s’intéresser aux zones grises ne franchissent pas les limites légales de la démocratie.


l’Intelligence Economique resterait donc dans un domaine bien délimité où la zone que se réserve l’Etat serait selon vous assez facile à voir. Mais la difficulté ne dépend-elle pas justement du fait que la notion d’Etat souverain est plus ou moins en train de se diluer?

Alain Juillet : Il y a clairement une évolution liée à l’évolution des technologies, de l’économie et de la notion de souveraineté. Les ruptures technologiques sont de plus en plus fréquentes et génèrent une accélération du processus de création. D’un autre côté les coûts de recherche et développement ont une évolution exponentielle qui élimine progressivement les concurrents ne pouvant pas suivre le rythme financier de cette course à l’innovation. Dans un tel processus d’emballement, la capacité de financement devient rapidement la denrée la plus rare ce qui oblige à faire des choix sur ce qu’il convient de protéger, d’abandonner ou de développer. Face à cette problématique qui donne un avantage concurrentiel réel au plus fortuné, et sachant qu’il n’est pas possible pour l’immense majorité des pays de développer toutes les technologies à la même vitesse, chacun est confronté au dilemme des priorités qui implique la prise en compte du niveau technologique réel, de la capacité de financement, et du positionnement des autres pays.  Sur notre continent la réponse passe sans doute par l’Europe avec répartition des activités et des charges entre les pays et constitution de groupes européens ayant la capacité de financement voulue. Seules quelques activités relevant du domaine régalien des Etats pourront rester du domaine réservé des pays. Nous avons un bon exemple de cette situation avec le marché de l’industrie européenne de l’armement et quand le ministre de la Défense souhaite que certains pays européens contribuent mieux aux charges, elle est dans cette problématique de jeu dual individuel et collectif. Ainsi la notion d’Etat souverain n’est pas en train de se diluer mais d’évoluer tant au niveau du périmètre que dans son interprétation.


Donc une coordination peut-être plus européenne dans l’avenir. Concrètement aujourd’hui l’Etat doit-il soutenir activement et financièrement le développement de l’Intelligence Economique, un peu comme dans le passé avec les  Plans informatique, chantiers navals, machines-outil… de triste souvenir?


Alain Juillet : D’abord un grande leçon tirée de l’histoire de Sun Tzu à aujourd’hui : ceux qui s’en sortent ne sont généralement pas ceux que l’on subventionne mais ceux qui ont la volonté de réussir et qui y consacrent tous leurs moyens et toutes leurs énergies.  La réussite est avant tout un état d’esprit dans laquelle la capacité de prise de risque calculée est essentielle. Regardez l’informatique où les français sont dans le peloton de tête : certes il y a la Silicon Valley, ou Bangalore en Inde mais il y a aussi plein de starts up françaises très performantes que certains fonds s’acharnent à racheter pour les transférer chez eux. Ces créateurs développeurs ont tous une caractéristique que l’on retrouve chez les chinois de Shangaï ou de Beijing : ils sont passionnés et ne comptent pas leurs heures. J’ai été frappé lors de mes voyages de constater que nous consacrons autant de temps au travail que les chinois à dormir et que les américains ont quatre fois moins de vacances que nous. L’avenir appartient à ceux qui font bouger les choses, pas à ceux qui les subissent. Ceci étant si l’on veut voir se développer des outils d’intelligence économique européens et français il faudra commencer par les encourager en leur passant des commandes leur permettant de vivre tout en investissant dans la recherche pour améliorer leurs produits. Plus que de subventions c’est de commandes qu’ils ont besoin.


Où doit-on placer les cabinets conseils dans le dispositif que vous mettez en place?

Alain Juillet : Ils ont un rôle extrêmement important. L’Etat peut encourager des formations initiales ou continues, développer des 3ème cycle et mobiliser ses Instituts mais quand on descend vers la PME-PMI, il y a nécessité de fournir des formations adaptées, simples et concises puis d’assurer un suivi et du conseil. Ceci implique de former les formateurs car trop de gens se prétendent ou croient être des experts en intelligence économique alors qu‘ils n’en ont que des rudiments. Pour accompagner le croissance de notre activité avec l’aide des cabinets de formation , les Chambres de commerce ou encore les syndicats et fédérations professionnelles il faut que nous commencions par sensibiliser tout le monde à l’éthique. La mise en place de l’intelligence économique doit s’appuyer sur une éthique irréprochable pour apprendre à ne pas franchir les limites dans un monde où les pratiques dans beaucoup de domaines s’apparentent trop souvent à des dérives. C’est un rôle essentiel des formateurs. Les cabinets conseils proprement dit vont bientôt bénéficier d’une fédération qui facilitera leur identification par les clients dans un métier dont il faut maîtriser non seulement les techniques de veille et d’analyse propre au cycle du renseignement mais aussi celles inhérentes à la protection et aux opérations d’influence. Le niveau de technicité requis ne permet pas de s’improviser spécialiste sans s’être approprié totalement la démarche. J’ajoute que le rôle des cabinets conseil est aussi de savoir ouvrir les yeux des gens sur un certain réalisme quant à leur problématique, ce qui va bien au delà de la simple collecte d'information.


Aujourd’hui certains opposent l’inventivité à l’IE qui serait perçue comme le plus sûr moyen de rester deuxième, bref de n’être que suiveur. Qu’en pensez-vous?

Alain Juillet : Les enjeux de ce début du 21ème siècle sont très importants. L’entreprise doit avoir une vison à long terme pour orienter son action et la capacité d’agir dans le court terme en maîtrisant les paramètres clés. Il faut avoir le courage de prendre en compte la réalité en acceptant de regarder ce qui change, et de le décoder pour en extraire l’essentiel. Ceux qui créent des choses nouvelles peuvent utiliser les moyens de l’intelligence «économique pour connaître leur environnement concurrentiel proche ou éloigné, valider les tendances lourdes, détecter d’ou pourront venir les attaques. Ils peuvent aussi connaître les orientations des concurrents et savoir le niveau réel d’innovation qu’apportera leur projet. Chacun doit comprendre qu’à ce stade il ne s’agit pas de veille et de s’arrêter sur l’instant. Il s’agit de décrypter ce qui va être la réalité de demain et qui transparaît déjà pour qui se donne les moyens de savoir lire et de décoder les signaux émis. L’intelligence économique ne vous apporte pas seulement la connaissance du leader. Elle vous apporte aussi la connaissance globale du marché et de l’environnement qui vous permettront de dépasser le leader et de prendre sa place.


L’internet serait-il l’outil de cette extraction du futur à partir des signaux d’aujourd’hui?

Alain Juillet : Internet n’est qu’un des éléments du sujet car il existe beaucoup d’autres possibilités d’accès aux informations. Le spécialiste apprend souvent beaucoup dans un salon,  lors d’une présentation, ou par les articles de presse, en discutant avec des experts. Savoir maîtriser l’internet du mel au forum, en passant par les blogs et les banques de données, sans oublier les liens entre le web visible et invisible pour ne citer que quelques points est nécessaire mais non suffisant. S’il est vrai que l’observation de l’environnement passe notamment par l’internet il faut également que l’entreprise sache utiliser l’information qu’elle collecte en l’analysant efficacement.


Ce qui nous ramène aux cabinets conseil puisque certains ont développé de remarquables capacités de recherche d’information et d’analyse : les nouveaux spécialistes de l’IE et plus anciennement les traditionnels cabinets conseil en stratégie. En guise de conclusion que peut-on dire du marché que l’IE représente pour les cabinets dans l'avenir?

Alain Juillet : L’Intelligence Economique est un marché « porteur » pour une très longue durée car ce n’est pas un phénomène de mode. Une démarche de veille, qui présuppose une formation à la veille, implique de travailler dans la durée car il faut bien connaître son environnement pour y détecter ces signaux faibles dont la détection et l’interprétation font la différence entre le bon et le mauvais analyste. C’est un art et une science faite de méthode et d’expérience qui s’apprend en écoutant et en pratiquant avec des spécialistes, et pas seulement tout seul dans un livre. J’ai tendance à dire à ceux qui s’imaginent qu’ils sont des experts parce qu’ils ont reçu une formation brillante sans avoir pratiqué qu’ils risquent de grosses déconvenues et d’y entraîner ceux qui les emploient. Quant à l’analyse elle est fille de la rigueur dans la méthode et de l’expérience. Un analyse est comme le bon vin. Plus il pratique plus il connaît son secteur et meilleur il est. Comme les PME/PMI n’ont pas les moyens de se payer des équipes d’intelligence économique elles passeront obligatoirement par des cabinets conseils. Compte tenu de l’enjeu pour le client le meilleur moyen pour ne pas les décevoir sera d’être un véritable professionnel.


Propos recueillis par Bertrand Villeret
Rédacteur en chef, ConsultingNewsLine



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Alain Juillet


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Crédit photo:
Courtoisie Secrétariat Général de la Défense Nationale


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