Méthodologie
Juillet-Août 2004  
Perception de l'Analyse de la Valeur: le grand écart
Par  Michel Goyhenetche

L' Analyse de la Valeur est un des outils les plus puissants mis à la disposition des ingénieurs et des consultants travaillant en bureau d'études sur des problématiques de valeur liées aux objets, aux process et aux organisations. Après de nombreuses décennies de bons et loyaux services il était temps de faire le point sur cette méthode complexe et faire la part entre la face brillante du discours des praticiens et la réalité.  

Que ce soit pour améliorer le coût de la construction d'un ouvrage d'art, évaluer les gains financiers résultant de l'intégration des technologies nouvelles dans un véhicule ou encore optimiser le circuit financier d'un grand magasin,  l’Analyse de la Valeur (AV) est présentée par ses promoteurs comme un moyen permettant de construire des démarches de progrès orientées vers l’optimisation des solutions, aux contenus rationnels et structurés, aboutissant rapidement à des résultats tangibles et de qualité.  Cette vision très sécurisante a été forgée dés le départ sur une base marquée par la culture scientifique et technique dont la méthode est issue. Une vision essentiellement déterministe. Les professionnels de l’AV ont ainsi cherché à construire une image forte de cette méthode en communiquant sur la sûreté de celle-ci et sur le professionnalisme des animateurs qui la mettent en œuvre. Quand est-il réellement ?

Une méthode normalisée
Dans les "discours sur la méthode" que l'on peut entendre dans les congrès ou chez les praticiens,  le " plan de travail  structuré en sept phases " est le plus souvent cité comme l'un des éléments clefs de la méthode et l'on ne manque jamais de rappeler que les sept phases sont fixées dans un documents normatifs, l' AV  NF 50 152. De la même façon, à l’intérieur de ces phases, on décrit la mise en œuvre de méthodes et d’outils dont certains ont le label de norme ; la notion de FONCTION est par exemple définie au travers de la Norme NF 50 150... Ce coté normatif vient renforcer dans l’idée de l'utilisateur potentiel que les approches utilisées dans le déroulement des applications de l’AV ont un caractère « scientifique », ou du moins sont parfaitement maîtrisées. A celà s'ajoute un cadre opérationnel qui lui non plus ne semble ne rien avoir laissé au hasard. Ainsi des efforts ont été réalisés pour développer la certification AV, laquelle rend compte du professionalisme des animateurs. Ainsi la réalisation d’une action AV est au bout du compte décrite au profane comme se déroulant dans une sorte de rituel (les sept phases), presque immuable, avec son officiant (l’animateur) spécialement formé pour entraîner les équipes dans des territoires qui promettent des résultats éclatants et garantis. Si  la promesse était bien celle là, l’AV devrait avoir conquis toute la Terre depuis longtemps ! On constate au contraire qu' après expérimentation de la méthode, les utilisateurs dans les entreprises s’en sont progressivement détournés: « Trop lourd », ont diagnostiqué certains spécialistes de l’AV,
« Alors faisons de l’AV allégé » ont-ils dit !.. Las, les entreprises ne veulent pas en consommer davantage ! Pourquoi ce refus ?


L’envers du décors
Le profane observe rapidement dans les exercices réalisés en AV, que l’intuition, l’improvisation, le tâtonnement, l’empirisme, sont des modes de fonctionnement qui occupent une place considérable. Il note aussi  que, parce que la démarche AV est une construction  humaine, celle-ci rencontre des moments ou l’impartialité  peut devenir  précaire. Ainsi, les phases 1 et 3 dites «Orientation de l’Action
»  et «Validation des Besoins et des Objectifs» y  sont particulièrement sensibles. Le danger peut donc commencer par une prise en compte insuffisante ou trop simplifiée du besoin, par  trop peu d’écoute donnée aux clients, une approche marketing trop légère, surtout lorsque le marché que l’on veut servir est diffus ou éclaté. La tentation est alors fréquente d’imposer sa grille de pensée, sa vision des choses «dans ce que l’on suppose comme bon pour le client». En réalité, derrière une rhétorique brillante, la démarche peut imposer subtilement ce qui arrange l’entreprise ou l’animateur. C’est ainsi que se construisent de nombreux cahiers des charges qui dès le départ incluront des desitderata inutiles, véhiculeront des postulats faux, souvent issus ou imposés par la culture interne. Aussi, les premiers temps du démarrage d’un projet peuvent recèler des zones de floues importantes, des manques dans la connaissance. Parfois même, les orientations et les dbjectifs seront fragiles, voir totalement erronés. Ces phases initiales sont comme des puzzles. Elles se structurent obligatoirement par itérations successives. Il faut les construire en marchant et comme dans les auberges espagnoles on n’y trouve que  ce que l’on y apporte ! Dans les phases 4 et 5 , «Recherche d’idées et de voies de solutions» , «Etudes et évaluation de solutions», Il est fait de nombreux brainstormings courts, enchaînés presque immédiatement à des évaluations. De l’extérieur cela donne l’impression d’un mode de travail assez foisonnant, improvisé et même anarchique, bien éloigné d’une construction où l’esprit de géométrie serait dominant. Ainsi, dans la réalisation comparées de solutions, une forme d’empirisme est souvent présente. À défaut de parvenir à départager deux solutions en balance, on les présentera au décideur qui avalisera dans la direction voulue, pourvu que l’argumentation ait été conçue pour cela. Où est donc passée l’objectivité si hautement revendiquée ? 


Le public de l’AV est sceptique
L'empirisme et la subjectivité ne sont pas les seuls éléments de nature à dérouter l'utilisateur. Le mélange entre la méthode normalisée et les choix arbitraires ont tôt fait de donner une impression de structuration "baroque" qui au bout du compte plonge l'utilisateur dans le doute. En effet, Il perçoit d’abords le choc entre deux modes de pensées agissants. L’AV appelle à conduire un projet dans un mode de fonctionnement fait de "bouillonnement créatif" et "d’approximations raisonnées", tout en visant une "forme de rationnalité" et de "pertinence dans les choix". Ainsi la méthode nécessite de "savoir gérer le désordre". Or, le profane est réticent à pénétrer dans ce ce type d’approche qui fonctionne sur un registre différent du sien.  Peu aventurier, il n’aime guère les situations où les changements sont turbulants et préfère évoluer dans un monde fait de certitudes, de points de repères stables et rassurants. Il participe à un monde où l'on gére plutôt l’ordre. Il se sent donc loin des modes de fonctionnement de l’AV. Ensuite il  se sent  loin également  de l’animateur. Ce dernier qui est trés expert à ce jeu, sait que pour produire de l’innovation, il faut être «délinquant» et transgresser les frontières des situations acquises. En cela il  bouscule les membres du groupe de travail et le surprend à plus d’un détour. Ainsi, les acteurs du groupe de travail peuvent-ils avoir le sentiment de participer à un processus ou ils sont  « poussés
»,  ou au moins orientés de manière plus ou moins « directive». Ce mode de fonctionnement laisse imaginer qu’il peut se cacher parfois, derrière l’habileté de l’animateur, une sorte de manipulation. La façon dont celui-ci met les membres du groupe un peu rapidement sur certains rails est souvent interprétée comme une preuve de cette impression. Décidément trop fort, il appartient à une autre planéte : on se reconnaît mal en lui.  D'autre part, on se sent loin du message de départ. Entre la promesses des discours officiels des experts en AV qui décrivent la méthode comme un exercice très structuré et objectif, et la réalité de son exécution où apparaissent l’empirisme et ses dangers, le profane découvre vite un écart qui le rend perplexe. Beaucoup parmi ceux qui ont fait l’expérience de l’AV ont perçu ce décalage dans la promesse. Une minorité exigeante s’est parfois sentie abusée, sinon déçue, en tout cas manipulée. Pour les moins critiques, il s’agirait d’un embellissement de la réalité. Ce n’est certe pas là le point de vue des professionnels, mais le doute se glisse ainsi, insidieux et lent. A partir de griefs voilés et de non-dits,  il corrode au bout du compte la confiance que ces derniers ont cherché à installer. Enfin, histoire de courronner le tout, le classique sentiment que les exercices de l'AV sont payés par une certaine lourdeur liée au processus même du travail en groupe, forme un frein que les utilisateurs expriment fréquement et sur lequel ils focalisent leurs critiques. La nécessité de la disponibilité pour les réunions et d'une coordination des équipes sont facielement perçus par les participants comme les conditions essentielles au succès et sont donc les plus accessibles à l'expression de leur ressentiment. C’est en tout cas le frein majoritairement exprimé, celui qui sert de repoussoir, à défaut de pouvoir parler des doutes et des incompréhensions qui peuvent naître de la confrontation avec les modes de fonctionnement inhabituels que véhicule l'animateur AV.  


Pourtant l’AV ça marche !
Il faut bien reconnaître toutefois que le foisonnement dont on vient de parler fait la richesse de la méthode de la conduite de l’AV et que s'il n'existait pas, la méthode n'aurait pas le  succès que l'on sait. Il est  voulu et créé de toute pièce par l’animateur qui pousse l’esprit de remise en cause, notamment dans les brainstormings. La force de la méthode AV repose beaucoup sur le fait que ce «désordre» est canalisé de diverses manières: par le « bon sens» d'abord (dont le mètre étalon reste encore  introuvable) ; mais surtout par les principes structurants de la boite à outil AV que l'on peut lister de manière quasi exhaustive comme suivant :

- La structuration de l'action  (notamment avec le plan de travail en 7 phases et le plan d’action)
  pour un accord commun sur les buts et le mode de travail

- L’approche fonctionnelle et systémique, la recherche de finalités
  (décomposition en fonctions, méthode des milieux extérieurs, méthode  FAST…)
- L’application de la notion de la VALEUR
- Le principe de caractérisation (avec quantification quand cela est possible)
- L’établissement de liens et hiérarchisation des exigences
- La prise en compte de la dimension économique
  (estimation des coûts, risques et autres dimensions de la VALEUR ... l'axiome  affichant qu' un chiffre faux mais pas idiot peut souvent suffire pour conduire à un choix pertinent)
- La créativité, l’ouverture, la remise en cause des solutions et des contraintes, l'optimisation créative
-Le juste besoin (Recherche des meilleurs compromis et façon de les déplacer en négociation gagnant-gagnant)
- Le souci client/utilisateur : apporter, créer des Valeurs (mais aussi pour l’entreprise)
- La prévision, la vision anticipatrice (et prospective)
- La traçabilité (pourquoi on a abouti à telle solution)
- Le retour d’expérience, la collecte structurée d'information, le benchmarking, les enquêtes en clientèles, l’approche marketing
- L'organisation structurée des  efforts du groupe de travail 
- La pluridisciplinarité et communication entre les équipes et les partenaires.
- Le décloisonnement (pour ingénierie simultanée)
- L'organisation par projet, délégation et responsabilisation


Des limites à la méthode
Si, on le voit, en dépit des difficultés posées pour l'utilisateur l'AV doit son succès à ses bons atouts listés précédement, cette méthode ne garantit pas la réussite commerciale du produit ou de la structure conçus avec son aide. Ainsi les projets sont encore trop fréquents où l’ajustement entre le besoin exprimé par le client et le cahier des exigences pris comme point de départ pour réaliser l’AV ne sont pas concordants. Ce désagrément se produit notamment dans le cas de marchés pour lesquels la clientèle est éclatée ou diffuse. Les échecs par insuffisance de "Recherche Marketing" ont ainsi été fort nombreux et la déception a participé certainement à user la "foi dans l’AV". Des postures culturelles centrées sur la protection des acquis ont par ailleurs participé aussi aux freins aux changement. Aussi comment réconcilier l'AV avec son public?
 

Une méthode d'avenir
Face à une approche qui malgré tout a prouvé son efficacité, le divorce entre l’AV et son public s’est nourri de non dits, de sentiments étouffés, qui petit à petit ont fini par créer une attitude de méfiance sourde, ou du moins une réserve forte. On ne trouve nulle part d’enthousiasme ou de conviction ardente pour systématiser la méthode en interne On doute en silence … Avec le temps, les praticiens ont fini par ne plus se rendre compte qu’ils s’étaient isolés dans une sorte de tour d’ivoire, tellement ils s’étaient  installés dans leur discours d’experts, leur vérité et une forme de sanctuarisation derrière la protection des normes et la certification AV.  Depuis peu la profession réagit. Il était temps ! Le discours habituel avait vieilli et laissait imaginer l’AV comme une sorte de dinosaure. Pourtant il n’en est rien: l’AV est toujours aussi efficace aujourd’hui et toujours aussi nécessaire. J’aurais préféré entendre dire que dans la résolution de problèmes, l’esprit humain fonctionne de façon «macaronique». Que le chemin qui conduit à la solution passe par de nombreux détours, d’itérations, d’impasses, de créations inattendues… que certains nomment le "génie humain". Pourrait-on communiquer aujourd’hui sur l’AV, en disant qu’elle est constituée d’un "assemblage de démarches, méthode et outils, destinés à canaliser un mode de fonctionnement particulier de travail adapté à la résolution des problémes dans les situations de crise" ? Car ce n’est pas un instrument pour la routine !.. Capable d’agir dans le cadre de la mise en œuvre d’efforts qui naturellement ont tendance à se mouvoir dans un certain désordre, l’AV permet d’organiser et de faire converger la démarche vers un résultat voulu, plus efficacement que les très empiriques méthodes qui demeurent la pratique courante. Le caractère empirique et affectif du fonctionnement humain, le travail nécessairement collectif dans des organisations qui deviennent de plus en plus complexes et éclatées, avec une mise en réseaux des ressources humaines de manière variable et de plus en plus restreinte au temps d’un projet, constituent de nouveaux défis pour le management, chaque fois que l’on est appelé à aborder des travaux dans des domaines nouveaux, complexes et mal connus, ce qui est le cas du Management de l’Innovation. Et c'est là que la méthode de l’AV démontre toute sa puissance. Elle est en très bonne place pour traiter toutes ces situations nouvelles. D'ailleurs le secteur de l’automobile (constructeurs, équipementiers et sous traitants) l'a bien compris, en adoptant la méthode, parce que les pressions y sont très fortes sur les prix et c'est bien ce secteur qui est le plus explicitement confronté à la nécessité de pratiquer l’AV de la manière la plus systématique.

Quelques  précautions cependant
Ainsi l'AV nous semble un outil bien adaptés aux situations d'un monde nouveau et de plus en plus chaotique. Mais son emploi nécessite quelques précautions. D'abord il faut Il faut s’assurer que l’EFB soit bien réalisée avec suffisamment de soin au départ, en faisant appel à toutes les ressources du Marketing. Ensuite, il convient de procéder à une préparation soigneuse du groupe de travail avant d’engager toute opération ultérieure.
Comme l’AV se presente tel qu'un assemblage cohérent de démarches, méthodes et outils appartenant au domaine de l’innovation et de la mise en œuvre au travers d’équipes fonctionnant en "Mode Gestion de Projets" et en "Ingéniérie Simultanée", il est clair qu'on ne peut échapper à une solide préparation. Aussi une séance de formation est généralement prévue par les professionnels. Et pour ce faire, il vaut mieux expliquer les particularités de la méthode avec une pédagogie adaptée, soit encore en montrant ce qui est inhabituel ou même paradoxal dans certains décalages avec les modes de fonctionnement habituels et en trouvant des formes de représentation qui doivent faire place de plus en plus  à l'image, à la convivialité et à la proximité. Il est bon aussi de donner à ces outils un contenu intuitif, pour faciliter leur appropriation. De même, au niveau de l’animation il convient de se méfier des actions trop rondement menées ou trop brillamment conduites et il semble préférable de donner du temps pour que les apprentissages et les accoutumances se fassent, graduellement. A ces conditions l'AV est un outil puissant et des plus adaptés pour le monde moderne.

Et pour conclure cet article on ne peut qu'encourager l’AV et ses promoteurs à faire leur propre marketing... un terrain où il y a là beaucoup à faire .

Michel Goyhenetche ,  
Pour ConsultingNewsLine


Pour Info:

Michel Goyehenetche, Ingénieur,  est spécialiste du Management et du Marketing de l'Innovation.
Membre et ancien administrateur de l'UNATRENTEC, il est un des grands spécialistes de l'innovation de la place de Paris et ce depuis plus de 20 ans.

Michel Goyhenetche est l'auteur de l'ouvrage "Le Marketing de la Valeur" aux éditions INSEP et a participé à la rédaction de plusieurs ouvrages dont "de l''Idée au Produit" chez Eyrolle et "La Qualité en Conception" aux Editions de l'AFNOR.

http://www.goyhenetche.com
Tel: 01 56 03 97 10


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