L'expert
Août 2007
 

Stratégie
Une nouvelle ère de la géo-énergie balkanique

LA RUSSIE ET SA MISSION DE «DIPLOMATIE ENERGETIQUE» dans les  BALKANS
par Marina Glamotchak

Suivant l’exemple de la Chine, qui a su moderniser son économie par un recourt abondant à l'investissement, la Russie a décidé, elle aussi, de développer une stratégie très ciblée : celle de l’énergie. C’est en effet dans cette optique qu’il faut savoir regarder le premier sommet de l’énergie de l’Europe du Sud Est qui s’est tenu sous l’égide de la Russie le 25 juin 2007 à Zagreb, en Croatie...

 
Gazprom
Siège de Gazprom à Moscou. Source Wikipedia (Licence GNU - GFDL)


Suivant l’exemple de la Chine, la Russie a décidé de lancer une stratégie particulière axée sur l’énergie. C’est donc dans cette optique qu’il faut interpréter le premier "Sommet de l’énergie" de l’Europe du Sud-Est, qui s’est tenu le 25 juin 2007 à Zagreb. La lecture de ce sommet doit se faire dans un contexte global de concurrence pour les ressources énergétiques, d’une part, et d'engagement de l’Union européenne à réduire ses émissions de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, tout en augmentant le recours aux énergies renouvelables, d’autre part. Autrement dit, il s'agit pour les pays balkaniques, aux ressources énergétiques renouvelables (bois, hydroélectricité), d'enter en scène avec de très sérieux arguments écologiques dans cette redoutable concurrence pour les ressources énergétiques, où les Russes ont actuellement pris l'ascendant.


L’énergie est une marchandise, mais pas comme les autres
Plaçant son allocution sous le slogan «l’énergie est une marchandise, mais pas comme les autres», le président russe, Vladimir Poutine, a clairement souligné l’importance stratégique majeure des pays balkaniques, du fait de leur potentiel énergétique. Par conséquent, une confiance nouvelle, reposant sur des intérêts énergétiques, commence à se tisser entre la Russie et l’Europe du Sud-Est. Ce sommet est ainsi une occasion de faire un bref point sur la présence russe dans la région, présence qui découle de la stratégie énergétique de la Fédération de Russie, qui s’inscrit dans le contexte global de la sécurité énergétique. Mais, malgré une forte présence russe, les entreprises américaines restent les principaux investisseurs étrangers de la région, tout particulièrement en Serbie où les deux usines de tabac, DIN et DIV, sont détenues par Philip MORRIS et BAT (British American Tobacco), l'aciérie serbe SARTID par US Steel, etc...  Les entreprises françaises quant à elles, LAFARGE, SOMMER - TARKETT, MICHELIN, L’Oréal... et certaines banques, ont commencé "timidement" à s’intéresser à la région à partir de 2002. Jusqu’alors la France a plutôt raté l’occasion d’asseoir sa présence dans les pays de l’Europe de l’Est, à l’exception peut-être de la Pologne et de la Roumanie, et elle s'est  faite ainsi devancer par les Italiens, les Allemands, les Autrichiens et les Grecs. Notons cependant que SOMMER a su racheté en 2002 la société Sintelon en Serbie avec l'objectif de mieux pénétrer le marché russe où cette entreprise exporte 80% de sa production…Ainsi, que ce soit en tant que cible d'exportation ou comme investisseur, la Russie pèse de plus en plus sur la région balkanique et ce tout particulièrement dans le domaine énergétique où ce sont bien des compagnies russes qui se sont engagées dans de très nombreux projets. Ainsi, la compagnie russe LUKOIL, à elle seule, a investi 1,5 milliards de dollars en Macédoine, en Bulgarie et en Serbie. Il s’agit notamment du transport du pétrole de la Mer Noire. L’oléoduc Burgas-Alexandroupolis, reliant la côte bulgare de la Mer Noire à la Méditerranée, se divisera en 2 branches, l'une allant vers l'Autriche et l'autre vers la Grèce, puis Otrante, dans le Sud de l'Italie. Grand exportateur de gaz vers l’Europe, la Russie cible aussi le développement du transport de gaz vers les pays balkaniques puis l’Italie.

Afin que ce tableau de la stratégie russe soit complet, rappelons deux événements : deux jours avant le sommet de Zagreb, le géant gazier russe GAZPROM a racheté au pétrolier britannique BP ses parts majoritaires dans le très prometteur champ gazier de Kovykta en Sibérie, tandis qu’à la veille de ce sommet, la compagnie italienne d'hydrocarbures ENI et GAZPROM ont annoncé la signature d'un accord pour la construction d'un gazoduc «South Stream» de 900 km entre la Russie et la Bulgarie. On le voit donc, l'enjeu est majeur et les investissements russes conséquents ; ce qui n'empêche pas les compétiteurs de fourbir leurs armes de manière indépendante de la Russie.   Notons ainsi que le groupe pétrolier et gazier italien ENI a annoncé en juin 2007 qu'il allait conquérir 27,8% des parts de l'opérateur gazier français ALTERGAZ, afin de prendre le contrôle de ce premier opérateur indépendant sur le marché du gaz naturel en France d'ici 2010.

Europe
Carte des pays entourant les Républiques balkaniques. Dans le sens des aiguilles d'une montre: l'Italie, l'Autriche, la Hongrie, la Roumanie la Bulgarie et la Grèce. Source:  Wikipedia


La politisation de l’énergie
Sachant que l’entreprise GAZPROM est semi-publique, la confusion des genres entre politique et énergie, qui a été plus que démontrée lors du démantèlement du géant privé YOUKOS, pourrait bien devenir la caractéristique principale du développement du consortium russe. Il faut savoir en effet si GAZPROM travaille exclusivement avec le gaz naturel dans le cadre d'un quasi monopole, sa filiale pétrolière GAZPROMNEFT a été fondée juste au moment où il fallait reprendre les restes de la grande entreprise pétrolière YOUKOS, suite à l’emprisonnement de son propriétaire, Mikhail Khodorkovski. Ces deux caractéristiques ne sont donc pas de nature à inspirer une bien grande confiance envers ce consortium. Et ce d'autant que la Russie multiplie les tentatives d'investissement dans le transport et la distribution d'énergie à travers toute l'Europe, notamment grâce aux deux projets phares de gazoducs russo-allemand (North Stream) et russo-italien (South Stream), que nous avons précédemment mentionné, montrant à l'évidence que sa stratégie dépasse la simple valorisation de ses matières premières mais rejoint des considérations géostratégiques. La critique du monopole de GAZPROM est donc bien réelle et cette entreprise vise, à travers son développement, une politique de contrôle. Depuis l'an 2000 et l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, le contrôle du secteur énergétique et la question de la rente des hydrocarbures se sont imposés comme un objectif majeur du Kremlin. GAZPROM - qui étend ses activités aux domaines pétrolier, nucléaire et électrique - et l'entreprise d'État ROSNEFT émergent aujourd'hui comme les deux pôles publics, grâce auxquels Moscou entend restructurer et contrôler le secteur énergétique. Les pays d'Europe centrale et les pays Baltes, qui dépendent de la Russie pour plus de 90% de leurs approvisionnements de gaz, pourraient en faire les frais, d'autant que ce contrôle est une manière pour la Russie de s’imposer sur le devant de la scène internationale. Dans ce contexte, il faut aussi noter que la Russie, dans le cadre de sa coopération avec les pays des Balkans, ne leur fournit pas seulement du gaz mais participe nous l'avons vu à la construction d'infrastructures. Aussi le retour de la Russie dans les Balkans avec ‘l’arme’ énergétique, également utilisable comme arme diplomatique, ainsi que l'a montré la récente crise avec l’Ukraine et les pays Baltes, n'est peut-être pas une si bonne nouvelle que cela. Maintenant, le contrôle du secteur énergétique par le Kremlin montre peut-être davantage la faiblesse de la stratégie énergétique russe et le successeur de Vladimir Poutine pourrait facilement se trouver confronté à un effet de boomerang en retour, comme cela a été le cas lors du désaccord avec la Pologne qui a été soutenue par l’Union Européenne.


Yougoslavie
Carte des 6 Républiques issues de l'ex Yougoslavie : Slovénie, Croatie, Bosnie Herzegovine, Monténégro, Serbie, Macédoine... (le Kosovo restant une province de la Serbie comme la Volvodine)... auxquelles se rajoute l'Albanie, indépendante depuis fort longtemps mais qui est aussi une République balkanique. Source :  Google 2007.


La « zone d’influence » engagée dans le processus européen
Désormais les faits sont tels qu’il faut compter sur le retour durable de la Russie dans sa «zone d'influence» des Balkans, ainsi que dans la région de la Mer Noire. Et c’est en effet dans cette optique qu’il faut savoir regarder le premier sommet de l’énergie de l’Europe du Sud-Est qui s’est tenu sous l’égide de la Russie le 25 juin 2007 à Zagreb, Croatie. D’autant que les pays des Balkans sont déjà engagés dans le processus d'intégration européenne. On l'a vu, avec le soutien de leur gouvernement, les sociétés pétrolières russes se sont donc lancées dans une politique très active d'acquisition dans la région, l’énergie devant rattraper les déséquilibres stratégiques régionaux qui avaient évolué de façon défavorable aux intérêts russes au cours des années 1990, après la chute de l’Union soviétique. La gigantesque entreprise pétrolière russe LUKOIL a entre autres racheté deux importantes raffineries en Bulgarie, NAFTOKIHIM - BOURGAS, et en Roumanie, PETROTEL-PLOESTI, et remporté l'appel d'offres du gouvernement serbe concernant la privatisation de 79 % des actions de la société de distribution de carburants BEOPETROL (Serbie). LUKOIL ne cache pas son intérêt pour une participation dans les raffineries de Pantchevo et de Novi Sad. La privatisation de la plus importante usine d'aluminium (très consommatrice d'énergie) de l'ex-Yougoslavie, le Combinat d’aluminium de Podgorica (KAP) au Monténégro, a débouché sur son rachat en 2005, par le premier fabricant russe d'aluminium, RUSAL, contrôlé par Oleg Deripaska. Cet oligarque russe aurait conclu un paquet d’accords qui comprendraient non seulement l’achat de KAP, mais aussi de la Centrale thermique de Pljevlja, des mines de bauxite de Niksic et des mines de charbon, soit un ensemble très intégré verticalement. C’est ainsi qu’il contrôlerait plus de la moitié du PIB du Monténégro !  LUKOIL est aussi actionnaire de l’entreprise hongroise MOL, et par ce biais de l’INA croate, mais aussi de HELLENIC PETROLEUM. C’est par cet artifice que LUKOIL a pénétré sur le marché de la Bosnie-Herzégovine, s’assurant la majorité des actions de ENERGOPETROL. L’entreprise NEFTGAZINKOR, membre du groupe ZARUBEZHNEFT, a récemment acheté 65% des parts de deux raffineries en Republika Srpska (Serbie), Bosanski Brod et Modriča, auxquelles d’ailleurs le numéro un français du pétrole, TOTAL, s’intéressait. La tournée de l’envoyé de Vladimir Poutine, chargé de l’économie, à Belgrade et à Zagreb, est tout aussi parlante. Selon la presse croate, le représentant russe n’a pas seulement insisté pour que la Croatie accepte le projet de Druzba-Adrija, qui transformerait l’île de Krk, important port d’importation, en un port d’exportation du pétrole russe, mais il a également déclaré que la société GAZPROM était prête à racheter la part du hongrois MOL dans l’industrie pétrolière croate, INA, ou encore la part de l’État dans cette société. De plus, les grandes sociétés énergétiques étatiques russes se concentrent en Hongrie, qui fait aujourd'hui figure de «pont de transit» pour les gazoducs vers l’ouest de l’Europe. Dans cette logique, les Russes souhaiteraient acheter les industries pétrolières serbe et croate pour mieux préparer la reprise de la société MOL. Dans la même veine l’entreprise russe RAOES se propose de racheter une centrale thermoélectrique en Macédoine alors que d'autres sociétés russes semblent très attirées par la construction de centrales électriques à gaz, particulièrement en Serbie. L’accord concernant la régularisation de la dette de 288,6 millions de dollars de l’ex- URSS envers la Serbie signé en avril 2007 est de nature à faciliter ces opérations. Bien qu'il ne soit pas encore ratifié par la Douma, cet accord prévoit en effet la participation financière de la Russie dans la reconstruction de la centrale hydro-électrique de Djerdap. Concernant la dette envers la Croatie, et suivant la même idée, la Russie envisagerait la construction d’une centrale hydro-électrique, cette fois-ci en collaboration avec la Slovénie, et la reconstruction d’un gazoduc reliant la Croatie à la Hongrie. Serait par ailleurs envisagé la réalisation d'un gazoduc reliant Nis à Sofia (Serbie - Bulgarie), avec un transit d’environ 400 kilomètres sur le territoire serbe, soit un investissement d’un milliard de dollars prévu par un mémorandum signé entre la Russie et la Serbie. Enfin, serait aussi "dans le pipeline" la réalisation d'un lieu de stockage de gaz naturel ainsi que la construction d’une centrale électrique à gaz, de 900 mégawatts, toujours en Serbie…


D'autres secteurs de privatisation
On le voit le réservoir de projets russes pour les Balkans, et notamment la Serbie, ne se tarit pas. Mais ce n’est pas seulement l’énergie qui compte pour la Russie. Les Russes en effet sont également très actifs dans les privatisations du secteur agro-alimentaire à travers des fonds d'investissement comme Midland Resources Holding pour les produits carnés ou encore Salford pour les laiteries. Le richissime Aleksej Raskazov a entre autres acheté l’entreprise Carnex, l’une des plus grandes marques alimentaires serbes. Et la compagnie aérienne publique russe, Aeroflot, envisage de prendre le contrôle de Jugoslovenski Aerotransport (JAT), l'opérateur aérien historique, ce qui permettrait à l’entreprise russe de s’avancer davantage encore dans les Balkans. La reprise d'hôtels sur la côte monténégrine n’était donc qu’une façon de faire une petite entrée via le Monténégro sur le marché très porteur du tourisme, ces achats atteignant en 2003 près de  55% des IDE.


Une nouvelle ère de  la géo-énergie balkanique
La Russie a donc pris à nouveau pieds dans le Sud Est de l'Europe. Les nombreux exemples que nous avons cités, et pour finir l'expérience issue de la récente privatisation de la raffinerie de pétrole de Modrica en Republika Srpska (Serbie), pourraient projeter une nouvelle lumière sur la présence russe dans les Balkans. En effet, les entreprises russes sont aujourd'hui prêtes à payer un prix fixé, établi lors de négociations directes, tout en laissant miroiter de somptueuses promesses concernant de futurs investissements et de prétentieux programmes d’exploitation… Même si aujourd’hui les entreprises russes courtisent assidûment la Serbie, le marché serbe est, sans aucun doute, trop petit pour les magnats russes, qui visent l’ensemble des pays balkaniques et au-delà un contrôle plus marqué sur l'Europe toute entière. Moscou est de retour, en a visiblement les moyens et le fait savoir. Mais si cela ouvre le champ à des risques nouveaux, cet état de fait est aussi source d'opportunités. La problématique de la maîtrise des gaz à effet de serre fixe en effet quelques limites aux ambitions russes basées sur l'exploitation exclusive et précipitée des énergies fossiles. Et dans cette optique, enrichie par cette entrée d'argent frais du pétrole et du gaz russe, l'ensemble des Balkans, qui dispose de très riches ressources énergétiques renouvelables telles que le bois et l'hydroélectricité, pourrait bien entrer en scène avec de très sérieux arguments écologiques, ce que les observateurs du colloque de Zagreb n'ont pas manqué de rappeler, au grand dam de la Russie. Cette vision stratégique ouvre une nouvelle ère de la géo-énergie balkanique.

Marina Glamotchak,
Consultante en stratégie


Pour info :
Marina Glamotchak (Glamoczak), originaire de l'ex Yougoslavie, est chargée de recherche et chercheur associé à l'Institut des Sciences sociales du Politique, l’IEP/ CNRS. Elle est spécialiste des Pays de l'Est et des Balkans et prête conseil auprès des organismes internationaux et des entreprises sur les questions stratégiques concernant cette partie de l'Europe.


Whoswoo :
Marina Galmotchac

Contact :
glamme@yahoo.fr



Copyright Marina Glamoczak 2007
pour ConsultingNewsLine
All rights reserved
Reproduction interdite




Marina Glamotchac

  

digitalcube